
En 2015, des centaines de milliers de réfugiés gagnent l’Europe, avant tout des Syriens. Ils seront près d’un million cette année-là à être accueillis en Allemagne. Une arrivée qui a bouleversé la société et qui polarise dix ans après à l’heure des bilans.
"Nous avons improvisé en 2015"
Depuis des mois donc, l’Allemagne est confrontée à l’accueil de milliers de migrants. Les communes sont en première ligne et doivent improviser. Une vague de solidarité sans précédent se met en place. Armés de pancartes "Refugees Welcome" (réfugiés bienvenue, en français), des Allemands à la gare de Munich et ailleurs accueillent les réfugiés, leur viennent en aide sur le terrain alors que les administrations sont souvent débordées.
Pour les nouveaux arrivants qui ont traversé l’Europe, "Alemania" est la destination rêvée ; certains arborent des portraits d’Angela Merkel. "Nous avons improvisé en 2015. L’engagement de la société civile avait une force extraordinaire. Certains parlent du plus grand mouvement social de notre histoire avec la distribution de nourriture, des traductions, l’accueil de migrants par des particuliers. J’en suis très fière", se rappelle Katarina Niewiedzial, chargée de l’intégration des étrangers à Berlin et à l’époque active dans l’arrondissement de Pankow.
Mais déjà, l’arrivée massive de migrants provoque des réactions négatives. Cinq jours avant sa conférence de presse, Angela Merkel est en Saxe et visite un centre d’accueil. Depuis des semaines, les médias reprochent à la chancelière de ne pas faire preuve de plus d’empathie et de ne pas effectuer ce geste symbolique. En juillet, Angela Merkel est interpellée lors d’une discussion publique par une jeune réfugiée au statut précaire. La chancelière n’a qu’une réponse froide et bureaucratique à lui faire. L’adolescente se met à pleurer. Angela Merkel écrit dans ses mémoires : "Après cette réunion, une tempête d’indignation nationale et internationale s’abattit sur moi. On disait que j’avais eu une attitude maladroite, glaciale, dépourvue d’empathie."
Angela Merkel décide de visiter le 26 août un centre d’accueil à Heidenau, en Saxe, où des exactions xénophobes viennent d’avoir lieu. Plusieurs centaines de personnes à l’extérieur attaquent la chancelière avec des mots crus et vulgaires auxquels Angela Merkel n’avait jamais été confrontée auparavant. Ces réactions extrêmes laissent déjà présager du rejet à venir dans une partie de la population de la politique migratoire de la chancelière, voire de la haine à son égard qui va se développer à l’extrême-droite. (...)
Peu après, la chancelière prononce ces mots aujourd’hui iconiques, mais qui ne feront pas la Une sur le coup : "Wir schaffen das". "Nous sommes un pays fort. Nous avons tant accompli. Nous y arriverons cette fois encore ! Nous y arriverons, et là où il y a des obstacles, il faut travailler à les surmonter", déclare Angela Merkel.
Quelques jours plus tard, le 4 septembre, nouvelle journée de crise : des milliers de réfugiés sont coincés à la gare de Budapest en Hongrie. Le gouvernement Orban refuse de les accueillir. Des bus pour les transporter vers la frontière autrichienne sont affrétés. Vienne et Berlin décident que les réfugiés pourront rentrer sur leur territoire. La majorité d’entre eux continueront leur route vers l’Allemagne. La décision d’Angela Merkel de ne pas fermer la frontière marque un tournant historique.
Une décision polarisante
Cela n’est pas un hasard si le premier chapitre de ses mémoires, consacré à son long règne de seize ans, s’arrête le 4 septembre 2015. La décision de la chancelière entre dans l’histoire. Angela Merkel est en décembre la femme de l’année et fait la Une du magazine américain Time. Mais l’accueil de près d’un million de réfugiés en 2015 constitue aussi une césure pour le pays qui a été profondément changé. La décision d’Angela Merkel polarise jusqu’à aujourd’hui.
Dix ans plus tard, l’ex-chancelière défend sa politique, comme il y a quelques jours dans un documentaire de la chaine de télévision publique ARD. "Je n’ai aucun doute sur le bien fondé de ma décision de 2015. Quelle aurait été l’alternative ? Les réfugiés étaient en Europe. Les repousser à la frontière par la violence était pour moi inconcevable. Nous avons déjà beaucoup fait pour leur intégration. C’est une œuvre de longue haleine et cela doit continuer", assure-t-elle.
La politique migratoire d’Angela Merkel est paradoxalement plus appréciée à gauche qu’à droite. (...)
Le gouvernement de Friedrich Merz, adversaire de longue date de l’ex-chancelière, mène depuis le mois de mai une politique migratoire qui quelque part veut remettre en cause l’héritage d’Angela Merkel. "Nous n’y sommes manifestement pas parvenus", estimait ainsi l’actuel chancelier en juillet. Plus à droite, Angela Merkel symbolise, pour le parti d’extrême-droite AfD, la perte de l’Allemagne, le "grand remplacement", la criminalité illustrée par des attaques meurtrières commises par des migrants. Durant l’été 2015, l’AfD, créée deux ans plus tôt pour dénoncer les plans d’aide au sein de la zone Euro, est au plus bas, à moins de 5 % dans les sondages.
À la fin de la même année, le parti a doublé son score. La politique migratoire d’Angela Merkel a permis au mouvement d’extrême-droite de rebondir. Deux ans plus tard, il faisait son entrée au Bundestag. Depuis, il va de succès en succès. Interrogée sur sa responsabilité, Angela Merkel répond : "Est-ce que cela aurait dû être une raison pour ne pas prendre une décision que je considérais comme juste ?" (...)