
L’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi, créée il y a quatre ans à l’initiative du gouvernement, devait favoriser le dialogue social entre les plateformes comme Uber et les travailleurs. Mais c’est toujours la précarité qui règne.
L’ordonnance de création de l’ARPE a permis aux livreurs de repas chauds ainsi qu’aux chauffeurs VTC d’élire leurs représentants pour siéger à la même table que les plateformes. « Le texte est bâti sur une conviction : la négociation collective est la meilleure méthode pour bâtir une protection sociale adaptée aux travailleurs des plateformes », affirmait la ministre du Travail de l’époque, Élisabeth Borne, devant l’Assemblée nationale le 26 janvier 2022.
Dans la réalité, chez les acteurs et actrices de terrain, les accords, la représentativité et l’utilité même de l’ARPE sont remis en cause. Selon ces critiques, cette autorité ne sert qu’à une chose : maintenir les travailleurs ubérisés dans un statut précaire d’indépendant, alors qu’ils sont pourtant subordonnés aux plateformes. Autrement dit, un troisième statut, entre salarié et travailleur indépendant, défendu depuis des années par le gouvernement français.
Les livreurs à la merci des plateformes (...)
En quatre ans, quelques accords ont pourtant été passés entre les représentants des travailleurs ubérisés et les plateformes. Côté voitures de transport avec chauffeurs, cinq accords sont répertoriés sur le site de l’ARPE. Ils fixent notamment des prix minimums des courses, des conditions pour faire appel des déconnexions, ou des accords de méthode pour négocier. « C’est une forme de négociation hybride, on est indépendants mais on est là à faire de la négociation sectorielle salariale. On est en train de quémander nos droits alors qu’on est sensés fixer nos prix, nos conditions de travail », dénonce Brahim Ben Ali.
En effet, les travailleurs des plateformes sont au statut d’indépendant, ils devraient avoir la capacité de décider seuls de leurs conditions de travail. Dans la réalité, ces chauffeurs et livreurs sont subordonnés aux plateformes pour lesquels ils travaillent et sans bénéficier de la protection sociale des salariés. Cette situation de « travail dissimulé » a été, à de multiples reprises, sanctionnée par des tribunaux, y compris au pénal.
Sur le terrain, rien ne change (...)
Sur le terrain, les accords signés à l’ARPE n’ont pas changé grand-chose. Par exemple, l’accord sur un montant minimum de la course pour les livreurs a fixé une rémunération de 11,75 euros minimum de l’heure travaillée. Mais le calcul du temps de travail ne prend pas en compte le temps d’attente ou de trajet pour aller récupérer la commande. « On n’a vu aucun livreur bénéficier de la rémunération minimum fixée dans l’accord », a constaté la coordinatrice de la Maison des coursiers.
Un « simulacre de dialogue social »
Côté livreur comme VTC, des accords ont été passés sur les « déconnexions », c’est-à-dire lorsqu’un travailleur se voit refuser l’accès à la plateforme par cette dernière. C’est l’équivalent d’un licenciement pour un salarié… Mais sans aucun droit ou indemnité pour ces travailleurs indépendants. « Dans l’accord sur la désactivation, Uber est juge et avocat, s’agace Brahim Ben Ali, représentant pour les VTC. Il ne sert à rien. On a juste gardé les critères qui arrangent les plateformes. » Le texte prévoit juste la possibilité, pour les travailleurs, de faire appel de la décision de résiliation de leur compte.
Mais le manque d’informations et la charge de la preuve laissée aux livreurs et chauffeurs rend difficile cette contestation. (...)
Dans les rues, les conditions restent les mêmes. Ludovic Rioux peste : « Aujourd’hui, la situation est telle que les livreurs touchent 2 euros la commande, et qu’il y a toujours des accidents mortels. On touche le fond. » Impossible de ne pas penser à l’accident grave d’un livreur à vélo de 22 ans survenu le 6 mars dernier à Talence, près de Bordeaux. L’homme s’est retrouvé dans le coma après avoir été percuté de plein fouet par une voiture. Selon le syndicaliste, les accord signés au sein de l’ARPE entérinent « un fonctionnement qui tue des gens ».
Circé Lienart parle d’un « simulacre de dialogue social » au sein de cette autorité (...)
« Pour Uber, les chauffeurs, c’est du bricolage »
La chercheuse à l’Université de Lille et spécialiste des plateformes numériques de travail Salma El Bourkadi, analyse la création de cette autorité dans un contexte plus global de lobbying d’Uber pour conserver son modèle : « En 2020 a lieu la première requalification par la justice d’un contrat de travail d’un chauffeur VTC en salarié. Puis, on va assister à une succession de requalifications en France et à l’international. À cette période, alors que la pression commence à augmenter partout dans le monde, Uber pense à d’autres dispositifs de pression et d’influence, et cherche à créer des dispositifs de diplomatie pour protéger ses intérêts. Notamment l’ARPE. »
Selon la maîtresse de conférences, la volonté de la multinationale est claire : gagner du temps en gardant une main d’œuvre facilement jetable. (...)
Un plan d’autant plus facile à mettre en œuvre qu’en France, les plateformes numériques de travail, Uber en tête, sont soutenues par l’exécutif.
En témoignent les révélations des « Uber files ». Cette enquête basée sur des documents qui montrent la connivence entre Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, et les représentants d’Uber qui souhaitaient installer leur activité en France.
En témoigne aussi, plus récemment, la position de la France lors des discussions européennes pour une directive pour les travailleurs de plateformes, qui ne souhaitait pas entériner dans le droit la présomption de salariat des livreurs, chauffeurs et autres « indépendants » pourtant subordonnés. (...)
Cette directive est pourtant passée. Pour lutter contre le recours à de faux indépendants, le texte introduit une présomption de relation de travail (autrement dit, le travailleur est présumé salarié, sauf preuve du contraire) et une plus grande transparence sur le management algorithmique. Cette directive est vue comme une victoire par beaucoup. Mais une nouvelle bataille s’annonce pour sa transcription.
Les parlementaires de gauche, comme Danielle Simonnet (députée du parti L’Après), Pascal Savoldelli (sénateur PCF) ou Olivier Jacquin (sénateur PS) se sont déjà engagés dans la lutte, en demandant une sur-transcription de la directive – c’est-à-dire d’en faire plus. « Il faut qu’on obtienne la suppression de l’ARPE avant la transcription. Sinon, les plateformes et l’exécutif vont l’utiliser » pour contourner la directive, craint le sénateur communiste Pascal Savoldelli lors d’un colloque organisé à l’Assemblée nationale par Danielle Simonnet le 6 mars dernier. Cette législation européenne devra figurer dans le droit français avant la fin de l’année 2026.