
Après Automating Inequality. How High-Tech Tools Profile, Police and Punish the Poor (2018), consacré à la façon dont, sous couvert d’objectivité, les technologies déployées dans l’État social américain excluent et surveillent les pauvres, la journaliste et universitaire Virginia Eubanks interroge aujourd’hui de manière plus intime l’organisation sociale du soin. Entre recueil d’histoires orales de personnes aux prises avec la dégradation de l’État social et un essai autobiographique autour de son expérience de proche aidante, un même fil d’enquête : comment porter secours aux moments les plus vulnérables d’une existence ?
Des systèmes censés prédire la maltraitance des enfants au risque d’en stigmatiser les parents, aux « scores de vulnérabilité » des personnes sans abri de Los Angeles que réutilise la police, les outils numériques n’auront fait que perpétuer par d’autres moyens la face répressive de l’État social américain. C’est la thèse de Automating Inequality. How High-Tech Tools Profile, Police and Punish the Poor (2018), où la journaliste, essayiste, militante et universitaire américaine Virginia Eubanks, professeure de sciences politiques à l’université d’Albany (New York), documentait les conséquences désastreuses de l’alliance entre politiques d’austérité et promesse numérique dans le (dys)fonctionnement de l’État providence américain.
Alors que la vague de soutien à Luigi Mangione, l’assassin présumé du PDG de la compagnie d’assurance privée United Healthcare, interroge les États-Unis sur les conséquences d’un système de soin régi par le profit, Virginia Eubanks revient sur l’organisation du soin et ses conséquences intimes, dans deux ouvrages à paraitre en 2026. Le premier, un recueil de témoignages à travers le monde sur la numérisation de la protection sociale, coédité avec Andrea Quijada, intègre des histoires de vie aux réflexions sur la dégradation de l’État social. Le second, un essai autobiographique, revient sur son expérience de proche-aidante de son compagnon aux prises avec des troubles de stress post-traumatique. Dans un contexte où le retrait de l’État social expose de plus en plus de personnes à des situations de traumatisantes, quelles pistes pour organiser le soin de manière juste et digne ? (...)
Virginia Eubanks – On conçoit souvent les technologies administratives comme de simples extensions de l’appareil bureaucratique de l’État, qui rendraient le travail plus rapide et plus efficace, alors que ce sont des technologies fondamentalement politiques. (...)
Des systèmes censés prédire la maltraitance des enfants au risque d’en stigmatiser les parents, aux « scores de vulnérabilité » des personnes sans abri de Los Angeles que réutilise la police, les outils numériques n’auront fait que perpétuer par d’autres moyens la face répressive de l’État social américain. C’est la thèse de Automating Inequality. How High-Tech Tools Profile, Police and Punish the Poor (2018), où la journaliste, essayiste, militante et universitaire américaine Virginia Eubanks, professeure de sciences politiques à l’université d’Albany (New York), documentait les conséquences désastreuses de l’alliance entre politiques d’austérité et promesse numérique dans le (dys)fonctionnement de l’État providence américain.
Alors que la vague de soutien à Luigi Mangione, l’assassin présumé du PDG de la compagnie d’assurance privée United Healthcare, interroge les États-Unis sur les conséquences d’un système de soin régi par le profit, Virginia Eubanks revient sur l’organisation du soin et ses conséquences intimes, dans deux ouvrages à paraitre en 2026. Le premier, un recueil de témoignages à travers le monde sur la numérisation de la protection sociale, coédité avec Andrea Quijada, intègre des histoires de vie aux réflexions sur la dégradation de l’État social. Le second, un essai autobiographique, revient sur son expérience de proche-aidante de son compagnon aux prises avec des troubles de stress post-traumatique. Dans un contexte où le retrait de l’État social expose de plus en plus de personnes à des situations de traumatisantes, quelles pistes pour organiser le soin de manière juste et digne ? (...)
Rapidement, je me suis rendue compte que la « fracture numérique », l’idée que les problèmes induits par la numérisation dépendraient de l’accès inégal aux équipements, ne rendait pas compte du lien plus profond entre technologies numériques et inégalités. (...)
J’ai été extrêmement surprise lorsque j’ai commencé à étudier dans les années 2000 les changements dans les systèmes d’assistance publique. Je me doutais que la numérisation n’était pas une simple amélioration technique : les science and technology studies (STS) nous enseignent que les technologies sont toujours des manières de résoudre des problèmes politiques. (...)
La fin des années 1960 aux États-Unis coïncide avec l’émergence d’un mouvement social massif autour de l’accès aux droits, à l’œuvre principalement de femmes noires ou afro-américaines, souvent des mères seules, ces femmes que des règles discriminatoires ont longtemps privées de leurs droits. Le mouvement a accru l’accès aux droits de manière vertigineuse : on passe de 3,2 millions de bénéficiaires des allocations familiales en 1961 à près de 10 millions en 1971. Et c’est là que la technologie entre en jeu. Le « problème » à résoudre par l’automatisation n’était autre que celui de l’égalité. Ce « problème », c’est que des personnes accédaient à leurs droits. (...)
« C’est autant un système de prédation qu’un système de contrôle. C’est aussi un système qui utilise la bureaucratie comme une arme pour punir et pour épuiser les gens. » (...)
À Brooklyn en 1968, 8000 travailleur·ses sociaux·ales s’étaient mis en grève pour obtenir de meilleurs droits pour leurs « clients ». La technologie a permis de contraindre leur pouvoir et surtout de démanteler cette dangereuse alliance entre assistant·es sociales et bénéficiaires. (...)
Aux États-Unis, plutôt que d’acter des droits universels à une certaine qualité de vie et le devoir de soin de l’État, le système de protection sociale a instauré une longue tradition de distinction entre pauvres méritants et pauvres indignes. Ce n’est donc pas surprenant que les technologies aujourd’hui trient les pauvres, comme l’ont longtemps fait les services sociaux. Ce n’est au fond qu’une manière plus rapide de le faire, avec plus de statistiques.
Du point de vue politique, les technologies informatiques offrent alors un vernis d’objectivité et de neutralité. Elles camouflent les changements de politiques publiques en les désignant comme de simples améliorations technologiques du système informatique et leur confèrent une légitimité technique. Cela permet souvent d’occulter les dysfonctionnements et empêche les allocataires de contester les décisions des travailleurs sociaux, ainsi que les décisions automatisées de l’agence. (...)
Ce qui a le plus changé, c’est la façon dont on conçoit le travail social et l’aide sociale. On est passés d’un modèle basé, même si de manière imparfaite, sur le care (le soin, l’accompagnement, l’attention aux personnes) à un modèle de data processing (le traitement d’informations). Les nouvelles générations de travailleurs sociaux ne comprennent même plus leur travail comme un travail de relation humaine, mais seulement comme une tâche administrative, un traitement automatisé de cas. Et les nouveaux outils facilitent cette transformation du travail social.
Je raconte dans mon livre l’histoire de l’outil de profilage des familles du comté d’Allegheny, censé prédire par la modélisation quels enfants sont à risque d’abus ou de négligence. Dans une tribune, l’une de ses conceptrices expliquait sa vision : selon elle, l’État administratif est inutile, son seul rôle devrait être de transmettre la bonne information au bon endroit et au bon moment, et de distribuer les ressources de manière efficace. Les ordinateurs peuvent faire cela plus vite et de manière plus équitable que les travailleurs sociaux. L’objectif ultime des outils de décision automatisée ou de l’IA serait donc d’éliminer complètement la bureaucratie étatique. C’était une approche technocratique, une vision solutionniste appliquée au gouvernement.
Malgré tous ces exemples, on a longtemps estimé que les ingénieurs systèmes étaient guidés par de bonnes intentions : ils visaient à améliorer les services, lutter contre la fraude, rendre les programmes plus efficaces. On a terriblement manqué de réflexion sur les dérives possibles de ce type de systèmes. (...)
C’est en réponse à ces conceptions technocratiques de l’État social que nous avons commencé, avec ma collègue Andrea Quijada, à recueillir les récits de personnes ayant vécu le passage aux outils automatisés dans les systèmes de sécurité sociale. Des États-Unis, à l’Espagne, à l’Indonésie, au Kenya, à l’Australie, l’idée était de rassembler des témoignages personnels, autour de la manière dont le passage à l’automatisation a impacté les personnes, ses effets matériels et émotionnels. (...)
La différence entre le Vieux Continent et les États-Unis, c’est qu’ici la protection sociale a toujours été profondément précaire, raciste et disciplinaire. Il s’agit d’imposer une vision spécifique de ce que signifie être une personne « méritante » dans la société. (...)
En France ou aux Pays-Bas, il existe encore une attente sociale selon laquelle l’État doit venir en aide aux personnes en difficulté, même si ces systèmes deviennent de plus en plus conditionnels et excluants. En Europe, l’État social continue de bien fonctionner pour les classes moyennes et supérieures, même s’il devient un instrument de précarisation pour les plus pauvres. Au contraire, le système américain suppose déjà que les pauvres doivent travailler en permanence – peu importe le handicap, le travail de soin, ou le fait d’avoir déjà un emploi– et ce, depuis 1996. L’idée n’est pas seulement de pousser les gens vers l’emploi, mais de s’assurer qu’ils restent dans un état d’insécurité permanent, constamment obligés de prouver leur valeur.
Ce n’est donc pas seulement une question de précarité financière. C’est aussi un système qui utilise la bureaucratie comme une arme pour punir et pour épuiser les gens. Et comme la surveillance elle-même crée plus d’opportunités de contrôle et de sanction, ces systèmes s’auto-alimentent. C’est autant un système de prédation qu’un système de contrôle. (...)
Dans les premières semaines de l’administration Trump, d’importants investissements dans l’IA ont été annoncés en parallèle de près de 1 000 milliards de dollars de coupes budgétaires dans les programmes d’aide alimentaire (SNAP) et Medicaid. Dans les secteurs de l’immigration, de la naturalisation et de la prison, on observe actuellement un effort très structuré pour discipliner les citoyens, en particulier ceux qui ne sont ni blancs, ni riches, et qui ne sont pas nés sur le sol national.
Et, à côté de cela, une forme de pillage des ressources de l’État. Je pense par exemple au démantèlement du National Forest Service, le service national des forêts, qui permettra à certains de s’approprier des ressources qui appartiennent à l’ensemble des Américains et d’en tirer profit sans se soucier de leur avenir, ou à celui du FEMA, l’Agence fédérale de gestion des situations d’urgence, qui est à la fois une agence de défense civile et une institution qui intervient dans les pires moments de la vie des gens, lorsqu’ils sont le plus vulnérables. Saper le fonctionnement et la confiance dans ces formes collectives de protection et de soin est une stratégie qui permet autant d’enrichir certains acteurs privés que de renforcer le contrôle social. (...)