
À chaque élection, il y a la tentation d’un vote « pour » a contrario d’un nouveau barrage pour se débarrasser du pire. Certes quelques notes d’utopies réalistes ne feront pas de mal dans un monde politique fondamentalement gestionnaire. Mais donner poids et crédit à quelques propositions clairvoyantes ne vaut-il pas mieux que se morfondre sur l’abstention ou attendre un-e quelconque élu-e idéal-e ?
Abstention les yeux (Ou lettre aux Francilien-ne-s)
Que n’ai-je entendu sur ce nouveau démon nommé « abstention »... la faute au foot, bien sûr, à la médiocrité réelle ou supposée des candidats, l’illisibilité des enjeux et même des prérogatives des départements et des régions, la désunion de la gauche, le confusionnisme macroniste (pléonasme), la droite qui s’enfonce plus au fond et plus à droite, l’extrême droite qui dénonce et martèle son mantra anti-migrants, etc. J’ai même lu des félicitations aux abstentionnistes parce qu’ils seraient les plus lucides. Bref tout ceci peut paraître assez bien résumé par une publication sur internet : « pointer du doigt les abstentionnistes c’est comme engueuler les clients d’un restaurant dont la bouffe est dégueulasse ». (...)
Alors il faut sans doute interroger cette diablesse Abstention elle-même : O immense Abstention, serais-tu si forte parce qu’il y a moins de passion exprimée dans toute la campagne des Régionales que lors d’un seul match de foot de l’Euro ? (...)
Le reste, qui inclut ce que produit une certaine démocratisation culturelle mêlée de marchandisation, phénomène complexe qui semble sommer chacun de cultiver son jardin, à super-élire la sphère privée et à rejeter l’abstraction apparente que représentent les enjeux sociaux, le partage des richesses, l’établissement de règles communes. « J’ai assez à faire à m’occuper de mes mômes pour aller perdre du temps à soutenir des connards et des connasses qui ne m’inspirent rien de bon... ».
Et pourtant chers Francilien-ne-s (je m’adresse à vous parce que c’est dans cette région-là que je vote) … qu’il me soit permis de vous adresser cet avis : voter pour le moins pire reste un geste ordinaire de la démocratie ordinaire. (...)
ce matin même, en une seule émission de radio, (bon c’était sur France Culture), j’ai relevé deux grilles de lecture très éclairantes de nos états d’âmes de citoyens et en particulier, ceux des plus contaminés par la lassitude : l’une énoncée par André Comte-Sponville, disant en substance : « ce n’est pas parce que le monde est beau qu’on l’aime, c’est parce qu’on l’aime qu’il est beau. » Et de suite, j’ai eu la tentation personnelle de l’étendre à la politique : ce n’est pas parce que la politique est belle qu’on devrait l’aimer mais c’est en l’aimant autrement qu’on pourra peut-être la rendre plus belle et captivante.
Deuxième grille de lecture, dans la même émission, la psychanalyste Sophie Braun1 qui livre un éclairage à la fois simple et singulier : un des grands fléaux de notre époque, résume-t-elle, c’est l’impuissance et le sentiment d’impuissance. Cette impuissance qui ronge littéralement des millions de personnes de l’intérieur. Le sentiment d’être spectateur de sa vie. De ne plus la vivre que par procuration, dans des séries où les gens s’embrassent alors que soi-même, on n’embrasse plus. Je suis tellement d’accord avec cette analyse que j’aurais volontiers embrassé celle qui l’exprimait ce matin à la radio. Ce qui ne m’empêche pas de relever une assertion presque inverse, lue sur le net : « la seule chose qui puisse vraiment mobiliser tant pour les élections que pour les luttes sociales, c’est le sentiment partagé qu’il existe une alternative crédible. » (...)
lorsque tous les repères provenant du passé semblent vaciller, quand la tendance identitaire remonte partout comme une réponse simple et radicale au sentiment de ne plus exister... Il va falloir sacrément inventer pour nous tirer de la panade, et ce n’est pas qu’affaire de « personnel politique ». C’est affaire de foi, sans doute, de propositions audacieuses et crédibles, de retrouver des désirs solides nous permettant d’agir, de construire, de nous associer à d’autres, de projeter, d’incarner des pratiques dignes plutôt que nous désoler sur nos impossibilités tout en continuant de commander chez Amazon.
Les facteurs qui ont conduit à de puissants ressentiments collectifs sont relativement bien connus : le déclassement, une société d’ultra-compétition qui prend et jette à toute vitesse, le sentiment de péremption qui frappe de plus en plus tôt, l’ennui, le gavage consumériste, la saturation de nos sens, l’indignation qui tourne à vide, presque toujours sans moyen de lutter à la bonne échelle. Je suis partisan d’une lecture qui ne sous-estimerait pas les sources structurelles des formes de désenchantement contemporain, de la dépression qui s’étend, des maladies liées à la centralité du travail et son caractère obsessionnel. Pour sortir de la nasse, il faudra que nous soyons habités d’une vision un tant soit peu partagée : changer profondément notre rapport à « l’emploi », aux arts, aux besoins fondamentaux, aux communs. (...)
depuis qu’il existe ou presque, le vote est une réduction importante de la démocratie : c’est confier son pouvoir à d’autres et ne pas participer. C’est loin de la notion de délégation donnée à quelqu’un pour effectuer une tâche d’intérêt général et c’est loin de l’étymologie de ministre qui voulait dire « serviteur ». Mais cette démocratie, c’est selon l’expression de Churchill « le pire système à l’exclusion de tous les autres »... et jusqu’à maintenant, je ne vois pas beaucoup d’exceptions probantes à l’échelle de pays comptant des dizaines de millions d’individus.
Assurément, il faudra aller beaucoup plus loin pour que nos démocraties soient désintoxiquées du couple productivisme-consumérisme, pour que des dizaines de millions d’individus trouvent d’autres activités essentielles, éducatives, utiles, passionnantes, sans que cette évolution signifie un désœuvrement massif. Oui bien sûr, il y a plus que de quoi se détourner des appareils politiques existants. Oui encore il y a une authentique révolution à opérer dans nos pratiques quotidiennes et nos conceptions des métiers et activités pertinentes, indispensables, et au contraire, en identifiant collectivement les « bullshit jobs » dont la fabrique des virus informatiques ou le télémarketing sont des incarnations. Oui, toujours, la marchandisation de tout ou presque est un processus extrêmement avancé qu’il faudra non seulement déconstruire mais à propos duquel il faudra surtout montrer qu’on peut faire autrement de façon plus désirable. Peut-être que rien de tout cela n’aboutira... Mais il y a également très peu de chance que cela marche à coup d’abstentions et d’abandon de la chose publique à ses seuls élus.
Peut-être faut-il tout simplement ne pas se tromper parmi les mille et une batailles de la vie humaine : les élections Régionales sont un des échelons où se mènent des délibérations et des rapports de force, et où se prendront prochainement des décisions importantes pour des millions de personnes.
Vous ne m’entendrez pas, ici, souligner les qualités des 3 candidats réunis à gauche en Ile de France (évidentes si l’on y prête attention) pas plus que je ne chercherai à relever leurs défauts ou leurs ratages (j’en ai aussi une bonne liste)… Je n’éplucherai pas non plus ici leurs propositions mises en commun au deuxième tour2. Je vous dirai en revanche que sans scrupule, j’irai voter pour cette gauche sociale-écolo et tenter autre chose que la politique façon Pécresse, que cette droite sans aucune imagination sinon le maintien des privilèges des plus nantis et la périphérisation des pauvres. J’irai tout simplement voter pour les moins pires d’entre nous. Sans illusion excessive, mais sans aucune hésitation non plus (...)
Ceci bien entendu, Franciliens, Franciliennes, avec cette humble supplique : si vous pensez que vous pouvez faire mieux que les actuels candidats, de grâce, la prochaine fois, allez-y !