
« Nous luttons pour nos quarante-trois compagnons disparus », lance Yara. Le public l’applaudit en signe d’approbation. D’autres étudiants prennent la parole à leur tour. « Nous menons une lutte pour l’éducation publique », insiste un jeune homme. Un autre renchérit : « C’est une attaque contre l’éducation publique. » Devant la faculté des sciences politiques de l’Universidad Nacional Autonoma de Mexico, une petite foule était réunie ce jour-là en assemblée générale. La grève était mise au vote.
Partout, sur les murs du campus, des photos d’étudiants sont affichées. Des banderoles, des slogans : « 36 dias de impunidad ! » ; « Ayotzinapa vive ! » ; « Alto a la represíon y tortura contra los Normalitas rurales ». Sur les réseaux sociaux, le hashtag « #justiciaAyotzinapa » est omniprésent. Partout l’indignation. La colère.
Le 26 septembre dernier, 43 étudiants d’une école normale rurale près d’Iguala, à une grosse centaine de kilomètres d’Acapulco, au sud du Mexique, étaient enlevés. Ayotzinapa est le nom de leur établissement. Dans les semaines qui ont suivi, le kidnapping est devenu une affaire d’État, précipitant la chute du gouverneur de la région de Guerrero, la fuite du maire de la ville et déclenchant une crise politique sans précédent atteignant jusqu’au président Enrique Peña Nieto (PRI, droite), sévèrement critiqué. Le vendredi 7 novembre, le ministre mexicain de la Justice, Jesus Murillo Karam, a annoncé que des suspects avaient avoué le meurtre des étudiants, qui leur auraient été livrés par des policiers liés aux Guerreros Unidos, un cartel de narcotrafiquants spécialisé dans les enlèvements et le raffinement de la drogue, et dont les corps auraient été brûlés.
Enrique Peña Nieto rattrapé par la violence
« Nous vivons en ce moment une tragédie nationale, l’un des pires moments de l’histoire du Mexique », m’expliquait, quelques jours avant ce dénouement dramatique, Jorge Volpi, un écrivain et intellectuel mexicain renommé. « C’est le pire moment de l’histoire récente du Mexique », renchérissait José Woldenberg, un intellectuel considéré comme l’un des pères spirituels de la démocratie mexicaine, interrogé dans son bureau à l’université publique de Mexico.
Il faut dire que cet enlèvement spectaculaire met en lumière toutes les failles du pays : la corruption, la pauvreté, l’échec de l’intégration des populations indigènes, les liaisons criminelles entre les élus locaux et les narco-trafiquants, la corruption de la police, l’impuissance de la justice et l’échec du pouvoir politique.
L’école normale rurale d’Ayotzinapa est située dans l’une des régions les plus pauvres du pays. Elle s’inscrit dans un modèle d’éducation progressiste et laïque, très ancré dans l’histoire de la gauche mexicaine. On y forme des professeurs d’obédience marxiste, censés régénérer les populations d’origines modestes, et largement indigènes, de la région. (...)
Les étudiants sont connus pour leurs provocations gauchistes et leurs protestations politiques au service de l’enseignement public mexicain. Ils aiment Che Guevara, sont altermondialistes et, en communauté très soudée, se forment aux travaux des champs et à la lecture de Marx. (...)
Provocateurs, certes, mais non violents. Se sentant visé, le maire de la ville d’Iguala ordonne à la police de leur « donner une leçon ». Les étudiants sont arrêtés et trois sont tués sur le champ par les forces de l’ordre locales, dans la confusion du moment. Peu après, quarante-trois jeunes enseignants en formation, parmi lesquels de nombreux « indigènes », sont détenus par la police puis « confiés » aux Guerreros Unidos. (...)
On pensait que le gouvernement était capable de lutter contre la violence, mais qu’il ne voulait pas sérieusement s’en occuper, commente, désabusé, José Woldenberg. On découvre maintenant que le gouvernement a la volonté, mais qu’il ne peut rien faire. Qu’il n’a aucun moyen. Cette affaire aura un impact sur les élections à venir. » Pour sa part, Jorge Volpi redoute que « cette indignation ne puisse pas trouver de débouché politique car tous les partis, de droite comme de gauche, sont compromis ». Sans parler de la justice, qui n’est ni armée juridiquement, ni suffisamment indépendante pour agir, selon Volpi. La réforme de la justice est, au Mexique, un chantier en éternel devenir.
Dans les états majors des deux camps, on commençait à peine, en fin de semaine, à prendre toute la mesure de l’onde de choc et des dégâts que risque d’occasionner cette affaire. (...)
Pendant trois jours, la plupart des universités du pays et d’innombrables lycées ont donc fermé leurs portes. Des artistes ont créé une multitude d’œuvres sur des blogs, sur Instagram ou Facebook pour rappeler le sort des 43 étudiants innocents de l’école normale rurale. Partout, sur le campus, j’ai vu des affiches racontant leur courte existence. La plupart ont entre 18 et 21 ans ; ce sont, à lire leurs petites biographies colorées postées sur les murs, des enfants de paysans pauvres ou des jeunes issus des communautés indigènes d’Atliaca ou Tecuanapa. Ici, dans un texte émouvant, le frère d’un des disparus décrit sa gentillesse et sa générosité ; là, une mère parle de son fils adoré qui n’a pas mérité ça.
Mercredi, des centaines de milliers d’étudiants sont descendus dans les rues des principales villes du Mexique. Sur Reforma, la célèbre avenue du centre de Mexico, Yara criait sa colère. J’ai reconnu, innombrables, les photos des « 43 d’Ayotzinapa » et tout le monde, ici au Mexique, commençait à connaître leurs noms : Jesús alias « el Churro », José, Miguel, Victor, Israel, etc.
Autant de jeunes victimes dont la disparition puis l’assassinat témoignent amèrement que le Mexique est loin d’avoir gagné les guerres qu’il doit encore mener contre la pauvreté, la corruption, la violence endémique, l’imparfaite justice, les tensions raciales indigènes, les guérillas de gauche et –plus qu’aucune autre– les narco-trafiquants.