
Défendant l’université comme lieu de formation et de recherches, S. Beaud et M. Millet invitent à s’interroger sur le sens de la poursuite d’études dans une société démocratique.
Au delà des questions pratiques, bien sûr importantes, que pose le pilotage de cette réforme et de la situation actuelle de l’université, affaiblie par la conjonction de 10 ans de LRU, de disette budgétaire et de plusieurs décennies d’accroissement des effectifs étudiants, il apparaît essentiel de replacer au cœur des débats la réflexion sur la fonction sociale de l’université en France. Depuis 30 ans, il a été assigné à la plupart des formations universitaires (hormis le secteur de Médecine/Pharmacie, protégé par le concours de fin de première année) la fonction d’accompagner, le plus souvent avec les moyens du bord, le puissant mouvement de poursuite des études issu de ce qu’on a coutume d’appeler la « seconde explosion scolaire » [2] (Chauvel, 1998). Aussi l’université a-t-elle été avec les STS [3], de tous les segments de l’enseignement supérieur, celui qui a accueilli la plus forte proportion des « enfants de la démocratisation scolaire » (Beaud, 2002) issus de la politique des 80 % au bac décidée par J.-P. Chevènement en 1985. La loi ORE vise clairement à rompre avec cette mission. Elle donnera sans doute satisfaction à tous les partisans du tour de vis qui espèrent ainsi pouvoir choisir (enfin) leur public. Mais elle laisse en suspens, dans le flou ou le non-dit, la question - décisive à nos yeux - du sens et de la forme que doit prendre la dynamique de poursuite d’études supérieures pour les nouvelles générations de bacheliers, appelée par l’économie de connaissance qui est celle désormais des pays développés. (...)
L’occultation des ressorts sociaux du processus de « démocratisation » universitaire
L’urgence de cette réforme accélérée a eu pour alibi la mise en avant du « scandale » de la loterie APB et, plus précisément, le fait que de très bons bacheliers ont vu leurs premiers vœux refusés et que leurs parents ont fortement protesté auprès des rectorats. (...)
Adopter le point de vue de ces prétendants à l’université, qui sortent des filières moins valorisées de l’enseignement secondaire, permet de voir dans leur poursuite d’études autre chose qu’une sorte de foucade ou de mouvement de Panurge de la part de jeunes dont on dit qu’ils sont « mal orientés ». En fait, ce processus a une rationalité : il prend sens dans un mouvement de fond d’allongement de la scolarité qui travaille les sociétés riches (concurrence des économies de la connaissance, besoin de main-d’œuvre très qualifiée, etc.) et qui s’est traduit par l’objectif politique, sous le gouvernement Fillon, d’atteindre le niveau de 50 % d’une classe d’âge diplômés à bac + 3 en France.
V ouloir infléchir cette trajectoire historique du système d’enseignement supérieur (qui est, à sa manière, « très française » et qui, par ailleurs, a été largement voulue par les politiques publiques des dernières années) semble inconcevable. Ce serait simplement tourner les talons au moment même où des milliers de futurs bacheliers comptent sur l’université pour leur formation supérieure. Ceux qui pensent pouvoir revenir à l’université des héritiers des années 1960 et défendent la sélection caressent un rêve chimérique. (...)
On peut ce point de vue interpréter la réforme du gouvernement comme une rupture majeure avec la trajectoire historique du système d’enseignement supérieur français. (...)
L’université survit à l’ombre des grandes écoles
Il reste que l’analyse centrée sur la seule université est trompeuse, car elle fait perdre la vue d’ensemble qu’il faut avoir du système d’enseignement supérieur français et notamment de la place qu’elle y occupe dans sa relation aux autres institutions : celle d’une institution profondément dominée et fortement pénalisée par le dualisme - jamais remis en cause par les pouvoirs publics - qui l’oppose aux grandes écoles. Faut-il rappeler que, dans ce système dual, l’absence de moyens donnés à l’université, qui contribue aujourd’hui à faire que tout le monde ne peut plus avoir accès à la filière souhaitée, s’explique par ce choix préférentiel des grandes écoles comme des crédits recherche accordés aux grandes entreprises plutôt qu’au service public et national de recherche (...)