Le terme de lutte des classes est peu utilisé depuis l’effondrement du communisme. Pourtant, le débat sur la taxe Zucman révèle un violent clivage de classe entre une infime minorité de très grandes fortunes et l’immense majorité des Français.
Pendant près de six mois, le projet de taxe Zucman a focalisé l’intérêt médiatique et politique. Il a aussi contribué à mettre en évidence un clivage de classes habituellement occulté par une forme « d’embargo théorique » qui pèse depuis le milieu des années 1970 sur le concept de classe sociale, comme sur tous les concepts affiliés (à tort ou à raison) au marxisme.
Retour sur le feuilleton de la taxe Zucman
Le 11 juin dernier, Olivier Blanchard (économiste en chef du Fonds monétaire international entre 2008 et 2015), Jean Pisani-Ferry (professeur d’économie à Sciences Po Paris et directeur du pôle programme et idées d’Emmanuel Macron en 2017) et Gabriel Zucman (professeur à l’École normale supérieure) publiaient une tribune où ils se prononçaient, en dépit de leurs divergences, en faveur d’un impôt plancher de 2 % sur le patrimoine des foyers fiscaux dont la fortune dépasse 100 millions d’euros (environ 1 800 foyers fiscaux), susceptible de rapporter de 15 milliards à 25 milliards d’euros par an au budget de l’État (les exilés fiscaux éventuels restant soumis à l’impôt plancher cinq ans après leur départ).
Dès la rentrée, les médias ouvraient un débat sur fond de déficit public et de « dette de l’État » que relançait chaque apparition de Gabriel Zucman. Sur un sujet économique réputé aride, ils recyclaient la confrontation à la fois inusable et omnibus entre « intellectualisme », « amateurisme » sinon « incompétence », imputés aux universitaires, et « sens pratique » des « hommes de terrain » confrontés aux « réalités » (de la vie économique) et/ou entre « prise de position partisane » et « neutralité », « impartialité », « apolitisme », attribués à la prise de position opposée. Le débat s’étendait rapidement aux réseaux sociaux : il opposait alors les partisans de la taxe qui invoquaient la « justice fiscale et sociale » à des opposants qui dénonçaient « une mesure punitive », « dissuasive pour l’innovation et l’investissement ». (...)
Le 31 octobre dernier, non seulement la taxe Zucman était balayée par une majorité de députés, mais également « sa version light » portée par le Parti socialiste (PS). Mesure de « compromis », la taxe « Mercier » (du nom d’Estelle Mercier, députée PS de Meurthe-et-Moselle) pouvait sembler plus ambitieuse, mais, en créant des « niches et des « exceptions », elle comportait, selon Gabriel Zucman, « deux échappatoires majeures » qui amorçaient « la machine à optimisation ».
Refusant de « toucher à l’appareil productif », selon sa porte-parole Maud Bregeon, le gouvernement Lecornu s’y opposait. Les députés d’Ensemble pour la République (députés macronistes) votaient contre (60 votants sur 92 inscrits) comme ceux de la Droite républicaine (28 sur 50). Le Rassemblement national (RN), qui s’était abstenu en février, s’inscrivait désormais résolument contre ce projet de taxe (88 sur 123) (...)
Les députés LFI appelaient alors à la censure du gouvernement.
La lutte des 1 % les plus riches pour leurs privilèges
L’essor du néolibéralisme au cours des cinquante dernières années a certes transformé la morphologie des classes sociales (à commencer par celle de la « classe ouvrière » délocalisée et précarisée), accréditant ainsi l’avènement d’une « société post-industrielle », l’extension indéfinie d’une « classe moyenne » envahissante ou l’émergence d’une « société des individus » ou encore la prééminence des clivages (de sexe, de phénotype, d’âge, etc.) associés au revival des « nouveaux mouvements sociaux ».
Pourtant, le débat sur la taxe Zucman révèle bien un clivage de classe – comment l’appeler autrement ? – entre le 1 % et les 99 %, et l’âpreté de la lutte des 1 % pour la défense de leurs privilèges. Tout se passe comme si, en effet, à l’occasion de ce débat, s’était rejoué en France, sur la scène politico-médiatique, le mouvement Occupy Wall Street de septembre 2011 qui avait pour mot d’ordre :
« Ce que nous avons tous en commun, c’est que nous sommes les 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité des 1 % restants. »