Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Telerama
Asli Erdogan : “Le régime turc est en guerre totale contre les droits humains”
Article mis en ligne le 5 février 2020

Victime des purges de la Turquie actuelle, la romancière Asli Erdogan s’est réfugiée à Francfort en 2016. Après d’éprouvants et incessants ajournements, son procès est fixé au 14 février 2020. Combattante irréductible pour la liberté d’expression, elle continue de dénoncer la folle cruauté du régime turc.

Jetée en prison et menacée de perpétuité pour ses écrits dans le journal pro-kurde Özgür Gündem, l’immense romancière turque Asli Erdogan a profité d’une mise en liberté conditionnelle, après quatre mois de détention, pour se réfugier à Francfort, en 2016. Depuis, cet exil involontaire est rythmé par de multiples convocations de la justice turque, inlassablement annulées au dernier moment. À la veille de son audience définitive fixée le 14 février, dans un état de santé inquiétant, elle lance un appel pour alerter sur les dérives toujours plus liberticides du régime turc, en « guerre totale contre les droits humains ». (...)

Depuis 2016, votre procès n’a cessé d’être reporté. Comment vivez-vous cette attente ?
Les premiers temps, j’avais de terribles crises d’angoisse à l’approche de chaque nouvelle date prévue. Mon procès a été retardé une vingtaine de fois, donc, à force, je m’y suis habituée, même si je reste toujours inquiète. Ces ajournements incessants sont à chaque fois une torture, et en même temps un soulagement. J’ai pris conscience qu’ils jouaient avec moi, alors j’essaie de ne pas entrer dans leur jeu.

Votre procès vient d’être fixé au 14 février prochain. Êtes-vous certaine qu’il aura lieu ?
Oui, certaine à 99,9 %, comme on dit des désinfectants qu’ils tuent 99,9 % des bactéries. Je serais très surprise qu’il soit repoussé une énième fois. Beaucoup de signes ne trompent pas, comme le fait qu’ils m’aient prévenue au dernier moment, pour que je n’aie pas le temps de réagir avant l’audience. (...)

Évidemment, la cruauté est toujours un signe de faiblesse. Mais c’est aussi la preuve que le pouvoir est très consolidé. (...)

Ils sont déterminés à montrer qu’ils peuvent faire absolument tout ce qu’ils veulent avec les gens. Cela signifie aussi qu’ils ont le contrôle absolu du système judiciaire, dont l’indépendance est la clé de voûte de tout régime démocratique. Seuls les régimes totalitaires ont un système judiciaire aussi corrompu. C’est un peu comme si le pouvoir en Turquie était tenu par des enfants de 5 ans qui jouaient avec des armes très puissantes. Et moi, je suis dans le collimateur... (...)

Que vous reproche-t-on ?

Quatre articles de soi-disant « propagande pour le PKK », le parti des travailleurs du Kurdistan. Personne n’aurait pu imaginer que ces articles soient accusés de propagande ! Aucun ne mentionne le PKK. Ce sont des articles humanistes, très littéraires, qui n’ont rien à voir avec cette question. On me reproche par exemple un passage où je décris une photo d’un chien errant, retrouvé mort dans une ville incendiée, envahie par les tanks. Cette photo m’avait beaucoup émue car, apparemment, le chien s’était caché derrière un mur, sans se rendre compte de tout ce qui se passait de l’autre coté, sans voir que la ville s’effondrait. C’est absurde de me poursuivre pour ces quelques lignes ! L’un des autres articles mis au dossier s’intitule « Journal du fascisme : aujourd’hui ». Il ne comporte aucune mention explicite sur la Turquie. (...)

À travers mes écrits, journalistiques ou romanesques, j’ai toujours cherché à batir un langage dépourvu de haine et de violence, au plus près d’un concept oublié dans la Turquie aujourd’hui : la conscience humaine. Individuelle et collective. (...)

Que se cache-t-il derrière ces chefs d’accusation, qui semblent être des prétextes ?
C’est le procès de la vengeance. Je ne suis pas dans leur tête, mais j’ai deux suppositions. Soit ils sont en colère contre les articles que j’ai écrits sur les massacres de Cizre où des civils kurdes ont été brûlés dans leurs caves, entre la fin 2015 et le début 2016 – mais ils ne citent pas ces articles au dossier, parce qu’ils savent que ces massacres ont été prouvés, et ils ont peur d’être jugés pour cela au tribunal pénal international de La Haye. Soit ils cherchent à me punir pour les interviews que j’ai données depuis mon exil. Tout ce qu’ils veulent, c’est vous réduire au silence. (...)

“J’ai connu la junte militaire, mais je n’ai jamais vu un régime aussi atroce que celui d’aujourd’hui. Ils n’ont aucune morale, aucune étique.”

Parvenez-vous encore à écrire ?

Non, car mon état de santé est très mauvais. J’ai été hospitalisée quatre fois cette année, et j’ai subi deux opérations. Les médecins pensent que je souffre d’un syndrome post-traumatique rare. Je suis frappée d’une maladie qui ne touche qu’une centaine de personnes dans le monde : mon côlon est paralysé. (...)

Je reçois des menaces de toutes parts. Je suis suivie. Il y a des gens qui me surveillent devant chez moi toute la journée. J’ai dû demander la protection de la police allemande. Ils m’ont mise en prison sans raison, puis j’ai perdu ma maison, puis ils ont lancé une cabale contre moi, maintenant, ils veulent que je retourne en prison, et comme si ce n’était pas assez, ils me menacent ? Croyez-moi, j’ai connu la junte militaire, mais je n’ai jamais vu un régime aussi atroce que celui d’aujourd’hui. Ils n’ont aucune morale, aucune étique. Le niveau de pression actuel est encore plus élevé qu’à l’époque où j’ai quitté la Turquie. (...)

Y a-t-il une solidarité entre Turcs exilés à l’étranger ?

On essaie de se soutenir, mais on est peu nombreux, et tous traumatisés. Et surtout, très isolés. Il est devenu presque impossible de suivre les événements de Turquie, parce qu’il n’y a plus de journaux. Je suis en Allemagne depuis plusieurs années, mais toujours pas vraiment installée. Je n’ai pas encore demandé l’asile politique, car pour l’instant, j’ai une bourse du Pen Club d’Allemagne. Mais si je suis condamnée, ce qui est probable, il faudra que j’entame les démarches pour légaliser mon statut ici. Je ne parviens pas à me faire à cette idée. Et les trois mille livres que j’ai laissés dans mon appartement d’Istanbul me manquent.