
La romancière turque, acquittée le 14 février par un tribunal d’Istanbul, n’envisage pas de retourner dans son pays natal. Trop risqué.
Tout le monde autour d’elle se réjouit de son acquittement par la justice turque, vendredi 14 février à Istanbul, où a eu lieu ce procès sans arrêt reporté depuis trois ans. Mais l’écrivaine turque Asli Erdogan, venue à Paris pour y être plus entourée qu’en Allemagne, où elle est en résidence depuis septembre 2017, à l’heure du verdict, ne se fait aucune illusion. Elle a pleuré en apprenant la nouvelle par les SMS de ses amis. Autant de douleur que de joie, nous dit-elle (...)
Asli Erdogan : J’ai décidé au début de la semaine de venir à Paris pour préparer ma défense et en étant plus entourée ici parce que j’y ai des amis, alors que je suis seule en Allemagne, et aussi parce que c’est plus facile pour les contacts avec la presse, parce que j’étais certaine d’être condamnée. Personne, pas même mon avocat ne pensait que je serais acquittée. Les pronostics allaient vers une condamnation entre deux et cinq ans de prison.
Comment vous expliquez-vous cette décision de la justice ? (...)
Je ne comprends pas. En fait, je n’ai jamais été poursuivie pour aucun de mes articles à l’époque de leur publication et depuis trois ans et demi, puisque j’ai été arrêtée en août 2016, il n’y avait rien dans mon dossier de plus ou de moins qu’aujourd’hui, rien qui puisse justifier cette accusation de propagande pour le PKK. C’est tellement absurde.
Quelle a été votre première réaction en apprenant votre acquittement ?
Je l’ai appris par les SMS de mes amis et ne trouve pas de mots pour décrire ce que j’ai ressenti, un mélange de joie et de douleur en même temps. Je me suis mise à pleurer, et me suis retrouvée un peu dans le même état qu’à ma sortie de prison fin décembre 2016, entre le soulagement et la douleur. Je n’ai pas un seul instant pensé au futur, mais plutôt au passé, à ce que j’ai vécu. J’ai songé à ces prisonniers des camps de concentration dont j’ai beaucoup lu les témoignages, et dont je ne comprenais pas qu’ils ne puissent pas se réjouir de leur libération. Pas une trace de bonheur ou d’espoir dans leurs yeux, et maintenant, je comprends mieux ce qu’ils ont pu ressentir, toutes proportions gardées. (...)
À vrai dire, j’étais au bord du suicide quand j’ai commencé à avoir l’intestin bloqué, j’ai souffert atrocement et au sortir de l’opération il me semblait que j’avais perdu toutes mes forces. Mais en apprenant la date de mon procès, je me suis mise à rechercher de la force auprès d’autres combattants, j’étais passionnée pendant longtemps par les Indiens d’Amérique, Sitting Bull, Crazy Horse… et me suis souvenue qu’en 1982 j’avais dansé aux États-Unis en l’honneur d’un chef indien de l’indépendance. Vous vous souvenez de Marlon Brando donnant son oscar pour la cause des Indiens de Wounded Knee ? Au fond, quelle différence entre leur lutte et celle des Kurdes ? C’est comme une chaîne de résistance qui fait sens, et je me suis dit qu’au fond, ce que j’avais écrit en pleurant sur les massacres de Cizre, ces émotions vraies éprouvées face aux Indiens, face aux Kurdes, avaient du sens… J’appartiens à ce que j’ai écrit. Ma vie a été détruite par quelques articles, mais c’était important que je les écrive. Je me souviendrai toujours d’un magazine (FIL, qui veut dire éléphant en turc) dont le dernier numéro m’a été consacré lorsque j’étais en prison. Ils étaient allés faire un reportage à Cizre et là-bas on leur a dit de moi « On ne l’oubliera pas. » C’est la chose la plus émouvante que j’ai jamais entendue.