
Les dépliants colorés fleurent bon l’encre chimique. Tous annoncent des « prix fous », des « promos », des « scoops » ou des « opérations exceptionnelles » d’un des supermarchés du coin. Pour appâter le client à domicile, les mastodontes de la grande distribution – Carrefour en tête avec 30 % des prospectus diffusés en France – sous-traitent la distribution des prospectus à Adrexo, qui emploie une armée de 23 000 colporteurs payés au Smic. En cumulant les effectifs des deux grandes entreprises du secteur, Adrexo et Mediapost (filiale privée du groupe La Poste), le nombre de distributeurs de prospectus s’élève à 36 500. Une « grande famille » où chacun « profite d’une adaptabilité et d’une flexibilité sans égal » en « organisant soi-même son temps de travail », peut-on lire sur le blog des ressources humaines d’Adrexo, intitulé « La vie en violet ».
Chez Adrexo, « le capital humain est plus important que tout ». Mais sur le parking des entrepôts, on rencontre des retraités qui « complètent leur trop petite retraite », des femmes à huit mois de grossesse qui chargent des kilos de prospectus pour pouvoir « toucher leur congé maternité », des étudiants qui bossent pour « payer leur loyer »… Un « capital humain » majoritairement composé de pauvres, de précaires, d’étrangers, d’allocataires des minimas sociaux, de jeunes en réinsertion, de retraités, de galériens en tout genre et autres naufragés du marché du travail. (...)
Dans les hangars, pas de tables ni de chaises, encore moins de chauffage et de pointeuse. Rien n’est prévu pour permettre aux salariés de considérer ce lieu comme leur lieu de travail. Les 23 000 distributeurs d’Adrexo sont priés de travailler chez eux, d’utiliser leur propre voiture et de ne pas traîner au centre (...)
« C’est comme ça, glisse le vieil homme. Des vieux comme nous, avec de trop petites retraites, obligés de bosser pour continuer à vivre normalement. »
« Ça », c’est ce que les managers appellent la « préquantification du temps de travail ». En clair : c’est l’employeur qui quantifie en amont le temps de travail nécessaire à l’exécution d’une mission, sans possibilité pour le salarié de déclarer des heures supplémentaires si le temps de travail prévu ne correspond pas à la réalité. (...)
Adrexo et Mediapost disposent pour cela d’une dérogation au code du travail, validée par deux décrets ministériels. Elle a été intégrée dans la première convention collective du secteur, signée en 2004 après plus de huit ans de négociation entre le Syndicat patronal de la distribution directe (SDD) et les cinq syndicats représentatifs, à l’époque, des salariés (CGT, CFTC, CGC, FO, CFDT). Des syndicats qui n’apposeraient peut-être plus leurs signatures aujourd’hui. (...)
Cette signature a cependant permis d’obtenir « la reconnaissance du droit syndical » et, surtout, des « postes de branche », des postes de permanents syndicaux payés par la branche. « Inadmissible », dénonce Jean-Louis Frisulli, secrétaire fédéral à SUD-PTT, seule organisation à n’avoir pas signé la convention, puisqu’elle n’était pas, en 2005, représentative dans le secteur. « Cette convention collective, c’est une sorte d’échange entre quelques droits syndicaux aux dépens des conditions de travail et des intérêts des salariés. C’est dur à admettre pour nous, syndicalistes, mais il ne faut plus que cela se reproduise. » (...)
« Si j’exploite la misère ? Votre question a le mérite d’être directe », réagit le PDG. « J’ai vraiment le sentiment d’essayer d’apporter des solutions à des gens qui ont besoin de travailler en complément de retraite. Mais il n’y a pas que cela. Nous avons aussi des mères au foyer, des jeunes, des personnes en situation de détresse professionnelle. » A-t-il déjà « fait une tournée », comme s’interroge Henri ? « Oui, mais je n’étais pas rentré dans les clous car je ne connaissais pas le parcours », se souvient-il. Autrement dit, le patron lui-même constate que les cadences et la préquantification du travail sont irréalistes. (...)
Dans le centre de dépôt d’Adrexo, ce système du travail préquantifié génère un véritable malaise pour ceux qui sont chargés d’en assurer la mécanique. « Ce n’est pas quelque chose dont nous aimons parler », confie le chef de centre, aussi mal à l’aise qu’un poisson rouge dans un aquarium de piranhas. « Nous souhaiterions que les distributeurs soient payés pour ce qu’ils font, mais c’est rarement le cas », concède-t-il. « Nous aussi, les chefs de dépôt, on travaille parfois 60 à 70 heures par semaine, mais nous sommes payés sur une base de 35 heures. Nous n’avons pas le pouvoir de changer ces choses-là. On ne fait qu’obéir à un système. Je pense qu’il faudrait mettre le système à plat, aussi bien chez nous que chez le concurrent, Mediapost, où c’est quasiment pareil. » (...)
Le véritable propriétaire d’Adrexo est François Régis Hutin, patron du journal breton Ouest-France, premier quotidien français. Il possède Adrexo via le groupe Spir Communication (qui possède aussi les magazines gratuits Top Annonces, Logic Immo, La centrale.fr ou 20 minutes), lequel a réalisé en 2010 près de 120 millions d’euros de bénéfices.
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Quant au salaire du PDG d’Adrexo, Frédéric Pons, il représente près de 50 fois le salaire moyen d’un distributeur. « Oui, je gagne 20 000 euros par mois, lâche-t-il. Effectivement, mon salaire n’est pas calculé sur des grilles préquantifiées. Mais il y a des tas de patrons qui gagnent beaucoup plus ! » Et alors ?