
En apparence, rien ne semble avoir changé. Devant un parterre de membres de l’ONU, au mois de juin, Bill Gates ne s’est pas départi de son air d’éternel adolescent, l’oeil brillant et le sourire aux lèvres. Pour sa première apparition publique depuis l’annonce de son divorce, le milliardaire n’a rien laissé transparaître. Peut-être car son caractère est ainsi fait, sans doute car le sort du couple le plus influent du monde est scellé depuis plusieurs mois.
Un empire à partager
A la tête d’une fortune estimée à 130 milliards de dollars, Bill Gates navigue depuis des années dans le top 10 des personnalités les plus riches du monde, dont il a longtemps occupé la première place. Microsoft, qu’il a cofondé, a constitué la pierre angulaire de son empire, mais son désengagement progressif lui a permis de multiplier les investissements.
Le milliardaire est partout, ou presque. Les machines agricoles Deere, l’embouteilleur Fesma, le spécialiste de l’hygiène Ecolab, la compagnie ferroviaire Canadian National Railway… Il possède des participations dans des dizaines d’entités, qu’il s’agisse d’entreprises bien établies ou de start-up prometteuses. Ses propriétés s’étendent sur des dizaines de milliers d’hectares, à travers 18 Etats américains, et en font le plus grand propriétaire terrien des Etats-Unis. Sans compter ses voitures de collection, ou ses oeuvres d’art, dont le Codex Leicester, un recueil d’écrits scientifiques de Leonard de Vinci.
Reste à savoir, désormais, comment sera partagé ce vaste empire. (...)
« Approches maladroites » et liens avec Epstein
Jusqu’ici le parcours ne semblait pourtant souffrir d’aucun accroc. Bill et Melinda Gates s’étaient rencontrés chez Microsoft, à la fin des années 1980, lorsque le premier dirigeait le géant du logiciel, et la seconde officiait au département marketing. Deux ans après leur mariage, en 1994, Melinda quittait l’entreprise pour se consacrer à des projets philanthropiques. Parents à trois reprises, ils s’étaient jusqu’ici épargné le moindre scandale d’ordre privé. Mais désormais, la chasse au scoop est ouverte, ouvrant la voie au grand déballage. (...)
Au centre des attentions, le comportement, supposé ou avéré, de Bill Gates envers les femmes. Sur la base de plusieurs témoignages anonymes, le « New York Times » a le premier évoqué l’attitude parfois inappropriée de l’ex-patron de Microsoft vis-à-vis d’employées. On parlerait toutefois ici d’« approches maladroites », plutôt que d’un comportement de « prédateur », selon le quotidien.
Le « Wall Street Journal » a révélé qu’une enquête interne avait été ouverte au sein de Microsoft au sujet d’une relation entre Bill Gates et une collaboratrice. S’il n’a jamais contesté cette relation, l’homme d’affaires a quitté le groupe américain avant la fin de cette enquête, qui a finalement été classée.
Mais les interrogations portent surtout sur ses liens avec Jeffrey Epstein, accusé de trafic sexuel de jeunes filles mineures, et mort en prison en 2019. « Une énorme erreur », reconnaîtra Bill Gates après-coup. A partir de 2011, les deux hommes auraient entretenu des relations fréquentes, au grand dam de Melinda Gates. En privé, elle aurait d’ailleurs fait part de son malaise dès 2013, après un dîner du couple chez le sulfureux financier.
Affaires en cascade
Le point de bascule semble avoir été atteint en 2019, après la publication d’un article du « New York Times » faisant état d’un voyage de Bill Gates dans l’avion privé de Jeffrey Epstein, ou d’une soirée dans un manoir de Manhattan lors de laquelle le fondateur de Microsoft serait resté « très tard ». Des détails ignorés jusque-là par Melinda Gates, qui l’aurait conduit à consulter pour la première fois des avocats en vue d’une séparation.
D’autant qu’un an plus tôt, une autre affaire avait secoué le couple, qui aurait contribué à régler « à l’amiable » une affaire de harcèlement sexuel visant Michael Larson. L’homme, que l’on dit très proche de Bill Gates, dirige depuis plusieurs années Cascade Investment, le holding gérant le patrimoine du milliardaire.
La victime présumée, gérante d’un magasin dans lequel une filiale de Cascade possédait une participation, aurait accepté de ne pas déposer plainte moyennant une contrepartie financière. Une solution qui convenait à Bill Gates, mais qu’aurait très peu goûtée Melinda, très impliquée dans la lutte pour l’égalité hommes-femmes. (...)
Deuxième plus gros contributeur au budget de l’OMS - derrière les Etats-Unis, mais loin devant la Commission européenne - et principal financeur de l’alliance des vaccins Gavi, la Fondation Gates est incontournable. Elle développe des programmes dans 135 pays, lutte contre la polio, a injecté des centaines de millions de dollars pour contrer la pandémie de Covid-19. Elle charrie aussi son lot de critiques, certains s’inquiétant que son poids considérable n’influe sur les politiques publiques - s’agissant par exemple de l’agriculture OGM, qu’elle défend bec et ongles. (...)
L’objectif affiché est pourtant louable : « Améliorer la santé des gens, qu’ils n’aient plus faim et en finir avec l’extrême pauvreté dans les pays en développement. » Vaste programme, sur lequel reposent les espoirs de millions de personnes.
Warren Buffet quitte le navire
En annonçant leur divorce, Bill et Melinda Gates ont bien assuré vouloir « continuer de travailler ensemble pour élaborer et adopter les stratégies de la fondation ». Les employés ont également reçu un courriel leur réaffirmant « l’engagement sans faille » du couple.
Mais les craintes subsistent, parfois renforcées par quelques signaux inquiétants. Comme lorsque Warren Buffett, l’un des trois mandataires du trust avec Bill et Melinda, a annoncé qu’il quittait l’ensemble de ses fonctions au sein de la fondation, moins de deux mois après l’annonce de leur séparation. Si le milliardaire, ami de longue date des Gates, a précisé que cette décision ne remettait pas en cause ses projets de dons, ce départ augure d’une remise à plat de l’organisation.
Quelques semaines après cette annonce, la Fondation Gates s’est ensuite fendue d’un communiqué explosif. Outre l’annonce d’un nouveau don de 15 milliards de dollars par le couple, on y apprend que de nouveaux administrateurs seront bientôt nommés. Surtout, la fondation ouvre désormais la porte à un départ de Melinda Gates, qui se laisse deux ans pour évaluer si la collaboration avec son ex-mari fonctionne.
Centres d’intérêt divergents
Pour l’instant, le projet est donc toujours sur les rails. Mais beaucoup d’observateurs spéculent désormais sur un possible changement d’aiguillage. La santé et la lutte contre la pauvreté, coeur de l’engagement initial des époux Gates, vont-elles être délaissées au profit d’autres priorités ? (...)
Ces dernières années, tous deux ont créé leur propre branche d’investissement à but humanitaire. D’un côté, Melinda a fondé Pivotal Ventures, destiné à combattre l’inégalité entre les hommes et les femmes. Comptant 90 employées, la société a déjà reçu pas moins de 3 milliards de dollars en provenance de Cascade Investment, administrativement lié à la Fondation Gates. Elle devrait continuer à monter en puissance, et investir au moins un milliard de dollars ces prochaines années pour l’autonomisation des femmes. (...)
De l’autre, Bill a accéléré le développement de Breakthrough Energy, créé en 2015 et focalisé sur les questions climatiques. Employant une centaine de personnes, le fonds finance des organisations à but non lucratif, mais aussi des start-up susceptibles d’apporter des solutions contre le réchauffement. Parmi les contributeurs, on retrouve Richard Branson, Jack Ma, Michael Bloomberg ou encore… Jeff Bezos. (...)
Suspendues aux décisions des époux Gates, des dizaines d’associations, entreprises, ou organisations craignent donc désormais un changement d’orientation de leur fondation. Et espèrent que la facture de leur divorce soit la moins douloureuse possible.