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Libération
Calais : pour en finir avec la communication chloroforme
Article mis en ligne le 23 février 2016

Signataire de « l’Appel de Calais », le cinéaste Nicolas Klotz vient de passer dix jours dans la « jungle ». Il pointe la défaillance totale de l’Etat et souligne le travail des juristes bénévoles sur place.

Comme beaucoup de cinéastes, philosophes, sociologues, artistes, j’ai signé l’Appel de Calais il y a quelques mois. Et comme beaucoup, j’ai vu passer des articles, des reportages, des prises de position sur « la jungle » de la part du personnel politique et médiatique ; mais comme en accéléré, déjà chassés par d’autres informations, par d’autres débats, infinis, transformant mon cerveau en une sorte de drive-in permanent où le monde entier fait irruption sans cesse, sans que je puisse avoir la moindre prise. Comme pour beaucoup aussi, cette masse informe d’informations et de débats hypermédiatisés engendre surtout un immense sentiment d’impuissance. Une impuissance quasi-historique face aux défis explosifs et planétaires du monde dans lequel nous vivons parmi tant d’hommes et de femmes qui tentent de survivre sous nos yeux. Un brouillard d’impuissance à travers lequel Calais, les manifestations de l’extrême droite contre les migrants, les violences policières, les souffrances infinies des migrants, la pression infernale créée par la fermeture des frontières avec l’Angleterre peuvent nous sembler très loin. Flotter, très loin de nous, de nos propres soucis, de nos vies, de nos avenirs.

Lorsqu’on m’a proposé de venir passer quelques jours dans la jungle, avec ou pas l’idée de filmer, j’ai aussitôt mesuré l’écart abyssal qui sépare l’idée que je m’en faisais de la réalité. Cela fait presque dix jours que j’y suis. J’ai fait beaucoup de rencontres avec des migrants de tous âges venus de Syrie, d’Irak, d’Erythrée, d’Ethiopie, d’Iran, du Soudan, du Tchad, d’Afghanistan, du Koweit. Migrants politiques et migrants économiques. Les guerres contemporaines sont autant politiques qu’économiques. Aussi dévastatrices, aussi meurtrières. Aussi fatales. Aussi entremêlées, les unes dans les autres, dans ce monde mondialisé. Que ces tragédies humaines à l’échelle du monde se retrouvent concentrées à ce point à Calais n’est pas un hasard. (...)

France no future

Il faut parler des ratonnades « citoyennes » organisées par les milices d’extrême droite qu’ils subissent quotidiennement à Calais, de la peur entretenue à leur encontre par l’ignorance et par les professionnels de la haine de l’autre. Il faut parler de l’ahurissante menace imminente d’expulsion brutale de 3 451 personnes, 145 familles et 169 femmes, 445 enfants dont 305 sont seuls. Des CRS et des bulldozers. Ce projet hautement préfectoral est de raser purement et simplement les petites habitations, lieux de vie, abris contre la pluie et le vent, restaurants, épiceries, écoles, églises, mosquées, bibliothèques, construits par les migrants avec les associations et les bénévoles. De réduire à néant tous ces efforts financiers, humains et urbains, qui suppléent tant bien que mal, dans des conditions souvent très difficiles, l’impuissance de l’Etat français dont la seule présence ne semble être que policière.

La France n’est-elle que répression, violence policière, haine, et peurs ? La France no future. (...)

L’hypocrisie du gouvernement, la confusion, l’intox des équipes de communication, la violence pure, la peur, le repli sont tels, qu’on se demande bien comment, sans un véritable engagement européen d’une ampleur historique, éviter l’explosion générale dans les mois qui viennent. Car ce n’est qu’un début.

Au sein de ce maelström, l’Appel de Calais a donné naissance à un centre juridique qui s’est installé depuis trois mois dans la partie sud de la jungle, menacée aujourd’hui de destruction imminente. Une dizaine d’avocats et de juristes y travaillent en permanence. Le jour, ils reçoivent les migrants, consignent leurs récits, les renseignent sur leurs droits systématiquement bafoués, les aident dans leurs formalités administratives, enregistrent les plaintes de plus en plus nombreuses pour violences policières notamment contre les mineurs, plaintes pour violences civiles. La nuit, ils analysent ce qui s’est passé dans la journée, rédigent des rapports sur les violences policières, pour les droits de l’homme, la protection des mineurs, correspondent avec des avocats anglais, rédigent des communiqués de presse, cherchent de financements pour pérenniser et élargir leur structure de travail. Leur présence hyperactive dans la jungle et l’aide qu’ils apportent aux migrants là aussi, marquent le signe flagrant de la défaillance totale de l’Etat. Défaillance, mollesse, impuissance d’Etat. (...)

La France attend quoi pour peser enfin autrement sur l’Europe ? Attend-elle juste l’explosion pour laisser tomber la communication chloroforme et s’engager sur l’état réel du monde ? (...)

L’histoire nous a montré comment, tranquillement et inexorablement, la tâche se mue en crime et comment la perpétration du crime peut devenir ensuite un projet politique.