Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Libération
Carlos Ghosn : éternité du banquet
Article mis en ligne le 14 mai 2019

Les images de l’anniversaire « royal » de l’ex-PDG du groupe Renault-Nissan au château de Versailles sont un aveu stupéfiant que rien, au fond, n’a changé.

D’abord, avant tout, on est traversé d’une envie de charrette et de guillotine. Ça ne se dit pas, ça ne s’avoue pas dans un journal convenable, ce n’est pas correct, mais c’est ainsi. On voudrait que surgissent aux grilles les femmes de Paris, la plèbe en furie, les harengères, les sans-culottes, comme en 1789, et qu’elles embarquent tout le monde. On aurait envie de quelque chose de violent, d’irrémédiable, d’expédier toute la noce par fournées, hop, direction Concorde, et qu’on n’en parle plus. C’est une envie fugace et inavouable. (...)

On s’empresse de se chercher une réaction plus avouable. Et d’abord de comprendre pourquoi ces images sont si violentes, pourquoi celles-là. Que montrent-elles, ces huit minutes ? Des limousines déposent des invités devant la grille du château. Smokings et robes longues, les invités passent entre deux rangées de gardes royaux, hallebarde à la main. Et à l’intérieur, c’est une débauche de figurants réquisitionnés. Des musiciens en tenue d’époque jouent du Lully (notamment « la marche pour la cérémonie des Turcs », précise l’AFP). Œillades, sourires mutins : les invités de Ghosn mitraillent au smartphone, et c’est bien leur seul point commun avec les touristes habituels de ces lieux, avec la plèbe exclue ce soir, avec vous et moi. L’interminable table du banquet est dressée dans la galerie des Batailles. Comme il est de coutume, l’hôte circule de convive en convive. Le bataillon de serveurs, bien entendu, est aussi en costumes. Alain Ducasse est aux fourneaux. L’ensemble a coûté à Renault-Nissan plus de 600 000 euros.

Pourquoi celles-là ? Cette soirée avait déjà été racontée, notamment dans le Monde. Dès la vidéo mise en ligne, Raphaëlle Bacqué, du Monde, tweete l’article dans lequel elle l’avait racontée. Mais confrontée à la vidéo, l’écriture, cette fois, semble à la peine. Jabots et smokings, châles et pourpoints, bas blancs et robes longues : ce que l’écriture ne parvient pas à dire, c’est la fluidité du frôlement des étoffes précieuses d’hier et de celles d’aujourd’hui. Enjambant deux siècles, deux aristocraties se côtoient, se frottent, plaisantent, badinent. Difficulté à démêler ceux d’hier, et ceux d’aujourd’hui, il faut à l’œil à chaque fois une petite seconde, pour attribuer à chaque époque ses marquis et ses marquises. (...)

Fatalité des menuets : à travers les siècles, Lully nous poursuit, nous colle à la peau, aujourd’hui ressuscité par cette escouade de valets transpirants et souriants que sont les intermittents du spectacle. Aveu stupéfiant que rien, au fond, n’a changé, l’image trace une ligne directe entre les uns et les autres, un monstrueux raccourci, un fulgurant démenti à l’histoire pieuse de la République, la marche irrésistible vers l’égalité et autres fariboles à endormir les enfants. C’est une vidéo à couper le souffle, à vous rentrer les mots dans la gorge. (...)

Et il y en a beaucoup, des fêtes comme ça ? Pour d’autres PDG ? Des fêtes qu’on ne connaît pas ?

Si ça chatouille autant, aujourd’hui, c’est parce que le hors-champ crève l’écran. Il est partout, ces jours-ci, le grand souffle révolutionnaire. Partout les états généraux. Partout les envolées lyriques. Partout la volonté du peuple. D’ailleurs, nous sommes déjà dans l’après, le déluge a commencé. Ghosn croupit en prison, et les gilets jaunes « carmagnolent » sur les places, manants éternels qui ont autant de chances de s’ébattre dans Versailles privatisé que de gagner à la super-cagnotte. Ces huit minutes de super-riches qui se gavent, on les regarde par leurs yeux, les regards éborgnés des vrais pauvres, des crève-la-faim, des sans-dents, des éternels exclus de l’éternel banquet.