
On ne va quand même pas envoyer les élèves au bagne à perpétuité ! C’est ainsi que s’est exprimé le ministre de l’EN, le 25 octobre dernier, suite aux réactions indignées provoquées par le suicide de Dinah, jeune fille de 14 ans harcelée dans à l’école. (Voir à ce sujet : Cas d’école-L’histoire de Dinah sur le blog de Mediapart du 29 octobre)
En évoquant le bagne avec une ironie déplacée, tout en réaffirmant sa position anti-laxiste, le ministre témoigne d’une impuissance et d’une incapacité à penser la situation dans sa complexité. En s’identifiant plus à l’agresseur qu’à la victime, outre la violence redoublée exercée vis à vis des proches de Dinah, il dégage l’institution scolaire de sa part de responsabilité et d’un questionnement qui irait au delà des actions de lutte contre le harcèlement sans relâche que l’on y mène déjà.
Pourtant, malgré ces actions, dont le Programme de lutte contre le HARcèlement à l’Ecole fait partie : programme PHARE, sa lumière ne semblant pas éclairer suffisamment les lanternes, chaque jour ou presque, les médias relatent des faits qui ne conduisent pas tous au suicide heureusement.
La plupart des violences invisibles restent dans l’ombre.
Violences invisibles ou violences que l’on ne veut pas voir ?
Que l’on ne peut pas voir ?
Nous ne croyons pas à ce que nous savons. Nous savons bien mais quand même....
Des formules qui traduisent le déni et l’impensé du monde de la pédagogie au sujet de cette douloureuse question du harcèlement. Il conviendrait, pour mieux la comprendre et l’appréhender, de l’aborder du côté de la problématique du bouc émissaire. (...)
La victime devient coupable et permet aux membres du groupe de se souder en se soudant contre elle et de se dégager de toute culpabilité. La violence de chacun se résout dans la violence de tous contre un seul. La victime est coupable d’être ce qu’elle est, coupable d’être un peu différente, un peu trop ou pas assez timide, mal habillée, moche, grosse, homosexuelle, étrangère, intello, dys, hyperactive, autiste, nouvelles catégories à la mode et dont les diagnostics prolifèrent. (...)
On ne va quand même pas les envoyer au bagne à perpétuité ! Non bien sûr. Il ne s’agit pas d’envoyer les uns ou les autres au "bagne", le harcelé lui y étant déjà depuis longtemps et il en subira les conséquences à perpétuité...
Nicole Catheline, pédopsychiatre rencontrant dans sa consultation toujours plus de jeunes en souffrance en raison du harcèlement, apporte des éléments de réflexion et alerte l’école sur les graves conséquences psychologiques et somatiques pour la victime. Elle amène un élément de réflexion essentiel : harceleur et harcelé ont des problématiques communes, dit-elle, une fragilité narcissique, le sentiment de ne pas être à sa place dans le groupe et c’est la rencontre de ces fragilités dans un contexte donné qui induit les passages à l’acte. D’où l’importance de la place des adultes dans l’institution et d’une attention portée au climat, à la solidarité à la coopération au sein des groupes. Lutter contre le harcèlement ou favoriser la gentillesse, l’attention, les égards pour les autres ? Dans les classes coopératives, les enfants harcelés sont moins nombreux qu’ailleurs et les enfants handicapés mieux accueillis. Voir le beau film documentaire de Delphine Pinson : C’est d’apprendre qui est sacré sur la vie d’un CM2 dans une classe Freinet.
"L’angoisse humaine la plus fondamentale, nous dit Serge Tisseron, est celle d’être exclu du groupe de ses pairs d’âge"./ Le rapport de forces à plusieurs contre un seul et l’abandon par les adultes de celui qui subit l’ostracisme et donc la honte sont destructeurs, et attaquent l’identité. La victime ne peut trouver en elle les moyens de faire face à cette inhumanité.
Face aux bandes d’enfants, il faut une bande d’adultes. L’idée d’Eric Debarbieux, connu pour ses travaux sur la violence à l’école, est intéressante. Il évoque la nécessité d’une cohérence institutionnelle. Cohérence bien mise à mal par les avancées des techniques managériales à l’école, comme partout ailleurs. (...)
Des adultes qui tiennent parole et qui, pour pouvoir être entendables, s’entendent a minima. L’école n’est pas le lieu de la réflexion commune et l’on n’y pratique pas la réunion de synthèse ni la réunion tout court où l’on se mettrait autour d’une table pour interroger les situations et se sentir plus solides ensemble. Car le métier est difficile voire "impossible" comme le suggérait Freud.
Aux actions médiatiques, telles que les entretiens récents d’enfants harcelés avec la Président et son épouse, il serait préférable de rendre à l’institution sa possibilité d’instituer l’humain. Primum non nocere, En premier ne pas nuire.
Comment créer les conditions qui favorisent l’empathie au lieu de l’inhiber ? (...)
Les enseignants en formation sont traités avec bien peu d’égards. Les pressions morales sont grandes, et l’infantilisation inquiétante. Menaces à la non titularisation, injonctions multiples, interdictions d ’utiliser tel ou tel mot :"on n’a pas le droit de dire un enfant mais un élève " on n’a pas le droit non plus de "critiquer le ministre" qui par ailleurs prône a l’école le développement de l’esprit critique , "ni de sourire avant la Toussaint" (ouf c’est passé) ou autres balivernes et slogans, degré zéro de la pensée, répétés à l’envi dans tous les INSPE de France.
Les pressions administratives, la surveillance généralisée en temps réel et "en distanciel" grâce au logiciel Pronote, surveillance des enseignants par les autorités, surveillance des enseignants entre eux et par les parents et réciproquement, surveillance des élèves par tous... participent grandement à cette inhibition de l’empathie, et au manque d’égards qui s’apparente à de la cruauté. Celle dont on accuse les enfants dans un mécanisme de projection qui aveugle celui qui le dit et qui est celui qui l’est.
"Les enfants ne sont pas cruels, disait D. Winnicott , ils sont sans égards". Le monde des adultes et la société actuelle ne brillent pas par leurs égards... chacun le déplore, prétendant ne rien y pouvoir. (...)
Et pourquoi ne pas signaler les évènements désirables ?
De ceux, nombreux que j’ai partagés avec les enseignants stagiaires à l’INSPE d’Amiens lors des groupes de parole que j’avais mis en place, je ne citerai que celui d’une stagiaire que j’appellerai Chloé. Je garderai les autres pour un prochain billet et pour Noël !
Chloé s’est souciée d’une enfant toujours seule à la récré personne ne voulant jouer avec elle car, aux dires des collègues, elle se mettait à l’écart elle même et elle le voulait bien, c’était comme ça depuis la maternelle. Elle ne parlait à personne et ne souriait jamais. Chloé, la stagiaire, s’est approchée d’elle, l’a apprivoisée comme le Renard du Petit Prince. (...)
Le sourire de Chloé qui racontait au groupe de ses collègues stagiaires sa "modeste" action reflétait en miroir celui de la petite fille qui avait trouvé des amies : Je l’ai vu sourire pour la première fois.
Ce qui ombrage un peu le sourire c’est que cette stagiaire a été désavouée par ses collègues, car jouer avec les enfants à la récréation est "interdit" ou fortement déconseillé par les autorités au risque de saboter l’autorité du maître... Et que cette stagiaire ayant subi les pressions d’une bande d’adultes (pas la bande à Debarbieux) a fini par démissionner.
Les propos critiquables du ministre (ses propos et non pas le ministre lui-même), j’en fais le pari, auront un retentissement dans les écoles et cette phrase : on ne va quand même pas les envoyer au bagne à perpétuité servira peut être d’alibi et de slogan pour figer toute pensée et limiter les initiatives vivantes et créatives comme celle de Chloé.
Le plan PHARE sera t-il suffisamment éclairant ? (...)