
Tribune. Il est question d’enfance. De jeune âge. De petites personnes quittant leur pays d’Afrique de l’Ouest, Côte-d’Ivoire, Mali, Guinée, Cameroun. Quand ils quittent, puis arrivent en Europe, là où la géographie les a menés, et l’histoire et l’habitude, ils disent à quel point ils détestent les vieux chefs d’Etat pourris de leurs pays pourris. Il y a peu de jeunes gens que laisse indifférents un Alpha Condé préparant son troisième mandat. On peut fuir et aimer. On peut fuir et vouloir. Fuir en engagement. « Voter avec ses pieds » (1).
(...) A l’âge de 15 ans, il a laissé sa mère, l’a laissée pour toujours, visa et frontières étant ce qu’ils sont, il n’a pas dit adieu, il s’est arraché. Le retour est impossible. Partir est tragique, on ne revient jamais. Pourtant, le jeune homme de Chambéry retourne cet été au Cameroun. Avec ses éducateurs, il a bien pensé les choses : il retourne mais pas exactement. Il ne faut pas tomber dans l’œil de l’impossible. Il n’ira pas dans le village d’enfance. Il retourne mais avec une question qui n’est pas (que) personnelle. Il demande : « Comment comprendre que nos pays où les liens de famille sont forts et les enfances respectées chassent ainsi leurs jeunes ? Comment comprendre que ce sont justement les familles, oncles, tantes, marâtres, deuxièmes épouses, qui font fuir ? »
Le pays pèse comme un couvercle. Ici, rien n’est possible. Mon frère a un master en management mais rien. Les petits ne vont plus à l’école. On nous coupe l’espoir, au cœur pas de désir. Des morts-vivants enfermés dans des familles elles aussi enfermées. Allez, file ! Evade-toi. Quelles que soient les manières de le dire. Mon fils à moi a réussi l’Europe, dit la première épouse.
Je suis debout, 15 ans, j’étouffe, et ce qui rend l’aventure mortelle c’est qu’avec leurs milliards, eux, ils nous coupent les routes. Tous les moyens sont bons pour asphyxier. Frontex empêche les départs et surveille les points d’eau sur nos chemins traditionnels de passage et de fuite. On passe plus haut, plus bas. Le désert devient cimetière. Finalement, on fait de l’évasion un but. Puisqu’il n’y a pas de but. L’évasion, la route impossible, mort comprise, est le but. (...)
les contrôles aux frontières, à chaque frontière. Les externes, bien sûr. Mais aussi les frontières internes, à l’intérieur de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest. Pas besoin de visa du Burkina au Niger, mais on renvoie quand même au Burkina ce jeune homme qui, au Niger, est soupçonné de vouloir partir en Europe. Sur un soupçon on le saisit, l’Europe viole le droit d’un groupement de pays d’Afrique. Qui dit irrégularité ?
L’Europe a grand intérêt à ce que les pays d’Afrique se dotent de passeports biométriques. Qu’à cela ne tienne. Quelque chose techniquement résiste, pénurie de passeports. Qu’à cela ne tienne : les Guinéens se voient privés depuis plus d’un an de passeports. Que les préfectures en France continuent d’exiger pour la délivrance des titres de séjour. Machines à empêcher. On voit bien qui fait la prison, qui presse en prison.
Être à la hauteur
Arrivés à ce niveau d’empêchement, d’injustice, point d’eau après frontière après démarche, on ne craint plus grand-chose. (...)
Qu’est-ce qu’on fait de la liberté ? D’abord, on savoure, se repose à l’hôtel, au début un quatre-étoiles, après il y a les bêtes et les odeurs. On ne sort pas beaucoup, un peu piqué d’inquiétude, bientôt en désir de décisions. On nous dit d’attendre. Ici même les alliés, dont on comprend assez vite qu’ils ne sont pas payés, on les appelle quand même les associations, posent trop de questions, disent ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut pas, absolument, surtout et surtout pas. Attendre. Qu’est-ce qu’on fait de la liberté ?
Quand un geste, un salut t’a donné une responsabilité de témoin, l’angoisse que ça s’arrête. Tu cherches le danger. En jouant contre toi mais qui sait ? Autrefois aussi tu étais poussé : mon fils à moi, il est parti. Que faire de ton extraordinaire victoire ? Un danger, un autre, encore ? Tu passes ici les évaluations, voici l’ordalie des papiers, des tests osseux. Rien, ici, n’a à voir avec la mort, les vagues, la nuit ou les moustiques du Maroc. Le danger ici, tu le dis très bien, c’est de devenir fou. (...)
Je crois que nous vivons toi et moi dans un monde où on définit l’héroïsme d’une même manière : du côté de l’élan, de la vie qui décide, est libre et libère. Pas du côté où on se laisse mourir et où on laisse mourir. Même dans notre Europe mortifère emmurée, on admire les figures valeureuses qui avancent alors même qu’on leur dit de ne pas avancer, qui avancent pour se sauver et pour sauver. Malgré Frontex aux points d’eau, malgré les drones et les polices aux frontières, malgré les fossés, les barbelés, les lames de Ceuta, malgré celles de la mer d’Alborán. Malgré un tout petit bonhomme qui parle d’une façon très inconvenante, malgré d’autres qui se taisent et c’est pire, malgré un minuscule navire de guerre qui empêche de rentrer au port quand on y arrive. On n’imagine pas que quelqu’un un jour s’extasie de la figure d’un emmureur, d’un empêcheur obéissant, qu’il en fasse un portrait élogieux.
J’avais écrit : ce que ça fait à la vérité. Ce que ça fait à l’enfance. L’enfance en exil doit, une fois arrivée en Europe, en France en tout cas, s’expliquer, elle doit dérouler sa chronologie, réduire son parcours, en répéter les étapes, les dates, se faire l’interprète de sa société, de sa culture, elle doit se montrer isolée et vulnérable. Elle l’est malgré la grande force. Elle trouve et ouvre des brèches même quand il n’y a qu’impossibilités. (...)
On ruse, slalome, on gagnera, parce qu’on en a besoin, parce qu’on est d’une force considérable, parce qu’on a des capacités d’invention plus grandes que n’en auront jamais les emmureurs, les empêcheurs obéissants. Parce qu’on a du talent pour l’évasion.