
Fin janvier 2015, M. Barack Obama eut à souffrir un bref mais cuisant moment d’embarras politique. Une proposition de mesure budgétaire qu’il venait d’envoyer au Congrès se révéla mort-née avant même d’être soumise au vote — tuée dans l’œuf par le président lui-même.
L’idée de départ brillait à la fois par sa retenue et par sa simplicité : abroger les avantages fiscaux accordés aux familles souscrivant un plan d’épargne destiné à financer les études universitaires de leur progéniture. En supprimant ce cadeau, qui profitait surtout aux ménages aisés (1), il s’agissait de libérer des ressources pour œuvrer à la mise en place d’un nouveau système d’exemptions fiscales, plus cohérent et surtout plus juste. C’était, à bien des égards, une décision de bon sens.
(...) L’épisode rappelle, si besoin était, qu’en politique un choix raisonnable n’est pas toujours une option commode, surtout quand les voix autorisées qui jugent, commentent ou analysent ce choix tirent presque toutes un avantage personnel du système qu’il vise à corriger. (...)
Comme le soulignait Paul Waldman dans son blog du Washington Post (28 janvier 2015), le projet avorté de M. Obama « ciblait un électorat qu’il est hautement périlleux de mécontenter : les classes moyennes supérieures, suffisamment argentées pour exercer de l’influence dans les coulisses et suffisamment nombreuses pour peser sur l’issue d’un scrutin ». À la façon d’une radiographie, l’indignation soulevée par la proposition de M. Obama a exposé la fracture la plus béante de la société américaine, qui se creuse entre le quart le plus choyé de la population et tous les autres.
Les inégalités sociales sont devenues un sujet politique brûlant. Trop souvent, pourtant, les débats qu’elles alimentent restent focalisés sur les 1 % d’Américains les plus fortunés, comme si les 99 % du « bas » formaient un groupe homogène. Il n’est pas rare que les détracteurs les plus véhéments du petit club juché au sommet de la pyramide appartiennent aux classes sociales qui en sont les plus proches : plus d’un tiers des manifestants qui ont défilé le 1er mai 2012 à l’appel du mouvement Occupy Wall Street disposaient d’un revenu annuel supérieur à 100 000 dollars (2). Une partie considérable de l’énergie politique mobilisée à gauche par M. Bernie Sanders et à droite par le Tea Party provient également des classes moyennes supérieures. L’attention obsessionnelle prêtée au faste des super-riches permet aux élites jouissant d’une richesse un peu moins colossale d’esquiver la question de leurs propres privilèges.
De nombreux Américains ont l’impression au contraire que les classes moyennes supérieures ne se soucient que de leurs propres intérêts. Ils n’ont pas tort. (...)
Ce n’est pas seulement par le compte en banque qu’ils s’isolent du tout-venant, mais aussi par l’éducation, la structure familiale, la santé ou l’espérance de vie, et même par l’implication dans la vie sociale et communautaire. Le fossé économique n’est que le symptôme le plus visible du creusement des inégalités de classe.
À première vue, le succès électoral de M. Donald Trump au sein des classes populaires blanches pouvait surprendre, compte tenu de la fortune du magnat de l’immobilier. Mais ce n’est pas l’argent qui a compté, c’est son discours de classe. M. Trump a flatté la culture ouvrière, et c’est pour cela qu’on l’a aimé. Ses partisans ne sont pas hostiles aux milliardaires — au contraire, ils les admirent. Leurs ennemis, ce sont les figures en vue d’une élite moins opulente : journalistes, universitaires, technocrates, managers, bureaucrates, tous ceux dont la fonction, à tort ou à raison, évoque une vie d’honneurs et de faveurs à proximité d’un pouvoir exercé par d’autres.
Les griefs portés contre ma catégorie sociale ont beau s’exprimer dans l’outrance, ils ne sont pas sans fondements. Nous aimons à célébrer le libre-échange, le progrès technologique et l’immigration en sachant pertinemment que nous en sommes les principaux bénéficiaires.
Équipés d’un « capital humain » de première classe, nous pouvons en toute quiétude nous épanouir dans l’économie mondialisée. Les quartiers résidentiels où nous vivons ont été conçus pour protéger nos biens et dissuader les moins chanceux que nous d’y prélever leur part. Le système des ordres professionnels et une politique migratoire axée sur l’exploitation d’une main-d’œuvre peu qualifiée nous mettent à l’abri de la compétition féroce qui fait rage sur le marché du travail. On aurait tort de s’étonner que les gens nous apprécient modérément. (...)
Chaque fois que nous procurons à l’un des nôtres une place d’université, un stage en entreprise ou un poste quelconque, que ce soit par piston ou par transmission héréditaire, nous retirons un peu plus le tapis sous les pieds de ceux qui n’ont pas notre entregent.
En tant que classe, nous détenons un pouvoir inégalé. D’abord, parce que nous sommes des électeurs assidus, avec un taux de participation de presque 80 %. Ensuite, parce que notre aire d’influence excède largement les bureaux de vote. Nous sommes puissants, car nous possédons, selon la formule de Bertrand Russell, le « pouvoir de l’opinion ». Chacune ou presque des positions-clés dans les milieux qui orientent la vie publique est occupée par un membre des classes moyennes supérieures — dans les médias, à l’université, dans les sciences, la publicité, les instituts de sondage ou les arts. Autant de forteresses où nous consacrons une bonne partie de notre pouvoir à renforcer nos positions et nos attributs. (...)
Si vous souhaitez bâtir une force politique destinée à changer le pays, il n’est pas sage de vous attaquer à un électorat aussi tentaculaire que les classes moyennes supérieures. Mieux vaut prendre pour cible un groupe plus clairsemé ou qui n’a pas son mot à dire. C’est la raison pour laquelle les conservateurs accusent les pauvres et les immigrés de tous les maux, tandis que la gauche va répétant que c’est les 1 % de super-riches qui ruinent l’Amérique. Dans tous les cas, les classes moyennes supérieures gardent l’assurance de passer entre les gouttes. Or la crainte paralysante d’effaroucher cette force sociale lui permet de continuer à prospérer pendant que la majorité fait face à des difficultés croissantes. Admettre cette réalité est une première condition pour créer un climat politique propice à un changement réel.