
La famille est un vecteur de transmission des inégalités, notamment à travers la culture de l’écrit. L’analyse de Bernard Lahire, Professeur de sociologie à l’École Normale Supérieure de Lyon. Article adapté de la revue « Regards croisés sur l’économie ».
La famille, par l’intermédiaire de laquelle chaque individu apprend à découvrir la société et à y trouver sa place, est l’espace premier qui tend à fixer les limites du possible et du désirable. L’estimation par chacun des chances de parvenir à telle ou telle position sociale, à telles ou telles ressources matérielles ou symboliques, n’a rien d’un calcul conscient et ne se présente jamais aussi clairement que la résolution d’un problème de probabilité. (...)
Comme l’écrivaient Pierre Bourdieu et Jean Claude Passeron au début des années 1970 : « Selon que l’accès à l’enseignement supérieur est collectivement ressenti, même de manière diffuse, comme un avenir impossible, possible, probable, normal ou banal, c’est toute la conduite des familles et des enfants (et en particulier leur conduite et leur réussite à l’École) qui varie parce qu’elle tend à se régler sur ce qu’il est "raisonnablement" permis d’espérer. » (1971, p. 262). Lorsque des grands-parents, des parents, des oncles et tantes, des cousins et cousines, parfois des frères et sœurs, sont déjà passés par l’enseignement supérieur ou, au contraire, lorsqu’ils n’ont jamais accédé à un tel niveau scolaire, lorsque l’enfant a entendu parler avec enthousiasme de la réussite au BEP de mécanique du cousin germain ou lorsqu’il perçoit la déception de ses parents face à l’entrée du frère aîné à l’université plutôt qu’en classes préparatoires, il intériorise progressivement les espérances subjectives de ses parents ou des adultes les plus significatifs de son entourage.
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Pour comprendre comment, concrètement, se réalise cette transmission des inégalités, on peut prendre l’exemple de la lecture et de l’écriture. L’école joue en effet un rôle crucial dans la reproduction des inégalités sociales, surtout dans des sociétés où l’accès au marché du travail est filtré par l’institution scolaire. L’appropriation par les jeunes de la culture écrite scolaire est au cœur des premiers problèmes rencontrés et des processus d’échec scolaire. Or, les familles dotées de ressources culturelles livrent à l’école des enfants déjà porteurs de formes bien constituées d’habileté langagière, de connaissances culturelles diversifiées et même de compétences scolaires non négligeables. (...)
les enfants entrent dans la culture de l’écrit par imprégnation indirecte et diffuse, c’est-à-dire à travers tout un climat familial plutôt qu’à travers des actes directs d’écriture et de lecture. (...)
l’héritage matériel, qu’il soit de nature plutôt économique (biens matériels ou volume financier) ou plutôt culturel (biens symboliques tels que livres, tableaux, sculptures, etc.) comporte toujours une dimension immatérielle. En effet, l’héritage ne se réduit jamais à un processus de transmission matériel, mais s’accompagne toujours de la « transmission » de tout ce qui est nécessaire pour s’approprier adéquatement l’héritage matériel en question : goûts, compétences et dispositions à agir, à percevoir ou à juger.
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