
Avec la crise, l’apologie de la « solidarité familiale » connaît une nouvelle jeunesse en Europe. Elle est pourtant un vecteur puissant de reproduction des inégalités sociales. Une analyse de Adrien Papuchon, sociologue.
les facteurs qui déterminent sa mise en œuvre ne sont pourtant pas clairs, et les moyens des familles, très inégaux.
Pour certains [3], la solidarité familiale constitue une protection qui limite les conséquences du manque d’emploi pour les jeunes : ce « bouclier social » permet de se former et de limiter les conséquences de la précarisation des jeunes adultes sur le marché du travail. Pour d’autres, elle dépend essentiellement des ressources des parents ou est dirigée vers les jeunes qui réussissent le mieux socialement : elle constitue un facteur supplémentaire de production des inégalités au sein des nouvelles générations [4].
Concrètement, qui donne à qui ? Commençons par distinguer les transferts matériels – dons d’argent et hébergement chez les parents – des services rendus par ceux-ci. En Europe [5], les premiers sont plutôt adressés aux plus jeunes des adultes, même si la fréquence des transferts monétaires ne diminue réellement qu’à partir de la trentaine, tandis que les services vont en général aux jeunes parents. (...)
A statut d’activité comparable, la probabilité d’être soutenu financièrement augmente avec le niveau de diplôme, plutôt qu’avec le niveau des difficultés financières : 17 % des chômeurs ayant accompli des études supérieures ont reçu un don d’argent, contre 13 % de ceux qui n’ont pas de diplôme de niveau supérieur au baccalauréat. La différence se creuse parmi les salariés à temps plein, puisque ceux qui ont au mieux terminé leurs études secondaires sont 14 % à recevoir ce type d’aide, contre 21 % pour les diplômés du supérieur – qui, d’ailleurs, perçoivent en moyenne les sommes les plus élevées. (...)
La mise en œuvre de la « solidarité financière » est très fortement influencée... par les ressources détenues par les parents. Leur patrimoine exerce un effet déterminant sur la probabilité d’effectuer un transfert d’argent et sur le niveau des dons lorsqu’ils ont lieu, ce qui conduit à une forte concentration des sommes en circulation : plus de la moitié du volume global en circulation est transféré par les 20 % les plus riches [6]. Finalement, la solidarité familiale financière compense les inégalités entre générations : elle diminue les ressources des parents et augmente celles des jeunes. Mais, en quelque sorte elle les réinjecte au sein de la génération suivante, permettant ainsi la reproduction des inégalités dans le temps.
La solidarité familiale entre femmes constitue probablement un facteur essentiel du maintien de l’inégale répartition du travail domestique malgré la forte participation des femmes au marché du travail : pour rendre supportable la « double journée » assumée par les femmes – « au travail » et à la maison – une partie du travail domestique est réparti entre les femmes de la famille. (...)
La famille prend en charge une part croissante des pertes subies sur le marché du travail et des frais causés par l’allongement de la durée des études. Les institutions renvoient ainsi une partie du poids social de la crise à la solidarité familiale – une forme de solidarité bien plus fondée sur l’hérité que sur l’acquis. (...)