
Dans le cadre du séminaire de Montluçon consacré à la construction d’un communisme de nouvelle génération, le généticien Axel Kahn a présenté, en lien avec son livre L’homme, le libéralisme et le bien commun, ses réflexions sur le libéralisme et ses conséquences funestes. Après s’être situé sur le temps long, Axel Kahn aborde ici la période récente.
(...) Cette école néo-libérale a en commun avec l’école libérale la promotion de la liberté individuelle. Pour elle, la défense par l’armée du droit de propriété est vraiment la tâche essentielle de l’État. Elle reprend à Jean-Baptiste Say la notion d’un marché qui serait autorégulateur et qui, si l’État n’intervient pas, empêcherait toutes les crises. Et elle commence, pour l’un des courants de cette école, à tracer et définir en termes mathématiques les mécanismes de l’économie. Cette pensée économique l’emporte totalement dans le monde du libéralisme, opposé au socialisme qui, lui, est dominé par le marxisme. (...)
Cependant, au XXesiècle, ce libéralisme néo-classique sera empêché pratiquement de s’appliquer durant une très longue durée. La guerre 14-18 empêche ces préceptes de s’appliquer parce que, pour faire la guerre, il faut bien que l’État ait de l’argent : les mécanismes de marché sont totalement incapables de donner à l’État les moyens nécessaires de faire la guerre, puis les moyens de reconstruire. Cependant, à partir de 1920, on revient à une pensée néo-classique du "laissez faire, laissez passer", formule que l’on doit à une racine française du libéralisme qu’on appelle les physiocrates.
La période qui va de 1920 à 1929 est absolument passionnante. De la même manière que l’on avait pu observer que le "laissez faire, laissez passer" avait abouti à l’horrible situation de la classe ouvrière au XIXe siècle et, il faut le dire, aux révoltes, aux révolutions et, in fine même, à la Révolution d’Octobre, cette période aboutit à la crise de 1929. Le mécanisme est très simple en réalité. "Enrichissez-vous, laissez faire, laissez passer" ? Entre 1920 et 1929, la production globale augmente de 50 %, les profits augmentent de 100 % et le cours des actions augmente de 300 %. C’est-à-dire que ce qui est le plus intéressant, c’est de boursicoter, surtout à partir de 1926, où on autorise la totalité des actionnaires à acheter des actions en ne payant comptant que 10 % de leur coût, donc en empruntant le reste. Dès lors se met en place une cavalerie dont le jeu est que l’on paye 10 % de ce que l’on achète et on finance le prêt et les intérêts du prêt par l’augmentation du cours des actions. Cela ne peut cependant marcher qu’à une condition : que le cours des actions continue d’augmenter. Une série de phénomènes que l’on connait parfaitement aboutit à ce que le cours des actions se met à diminuer. C’est alors une crise épouvantable, qui se dissémine sur la Terre entière, entre 1929 et 1933-34.
Face à cette crise, le "laissez faire, laissez passer" n’est plus possible. C’est alors que, face au camp socialiste (il y a eu la Révolution d’Octobre), se met en place dans le monde libéral la dernière tentative d’un libéralisme téléologique. On voit apparaitre la dernière tentative d’un libéralisme qui explicite que son but est certes de permettre aux gens de s’enrichir, au business de fonctionner, mais aussi que le but est de donner les moyens de l’épanouissement des personnes en assurant plein emploi et justice sociale. C’est aux États-Unis Franklin Roosevelt et le New Deal et c’est, en Grande-Bretagne et dans le monde entier, John Keynes.
Ce sont des libéraux, incontestablement, ils sont pour la libre entreprise, ils sont pour les mécanismes de marché… Mais ils sont pour une régulation très importante de l’État de telle sorte que ses mécanismes permettent de garantir la justice sociale et le plein emploi, en principe. C’est très bien théorisé d’ailleurs dans le Discours sur l’état de l’Union de Roosevelt, en 1944. Pour mener la guerre de 39-45, comme pour la guerre de 14-18, les États reprennent les choses en main : la guerre coûte 400 milliards de dollars (dont 300 réglés par les États-Unis d’Amérique).
Après la guerre, on aboutit à un système très marqué par la perspective de Roosevelt et de Keynes, avec les accords de Bretton Woods, système qui entend en principe stabiliser l’économie mondiale tout en permettant la reconstruction, avec la BIRD pour ce qui est des pays d’Asie, et le plan Marshall pour ce qui est des pays d’Europe toujours dans le cadre de la compétition avec les pays communistes. Ce système là n’est en rien parfait, mais il aboutit quand même aux Trente Glorieuses, c’est-à-dire à un chômage globalement maîtrisé et à la mise en place de l’État providence. Cela se fait dans des conditions telles que la dette publique, qui s’était envolée pour faits de guerre, est réduite considérablement (autour de 20 à 30 % du PNB pour les États-Unis, 20 % en France). Jusqu’aux années 1970, les politiques menées sont des politiques keynésiennes.
Différents phénomènes font qu’à partir de 1970, les accords de Bretton Woods commencent à avoir du plomb dans l’aile (ils seront supprimés en 1973). Toutes les monnaies deviennent flottantes, la première crise pétrolière renchérit considérablement le coût de l’énergie en 1973, l’économie libérale est en difficulté. La difficulté principale est qu’on n’arrive pas à lutter contre le chômage uniquement par des plans de relance, et que ceux-ci augmentent l’inflation sans faire diminuer le chômage. C’est ce que l’on appelle la "stagflation". Ces difficultés aboutissent à une reprise du pouvoir économique par l’école des libéraux néo-classique qui avaient précédemment rongé leur frein. C’est un évènement important, le plus important des temps modernes. C’est la révolution néo-classique anti-keynésienne des années 1980. (...)
En 1980, les théories économiques, pour l’essentiel néo-classiques sont portées par des noms comme Milton Friedman en Angleterre. Elles sont mises en application par Ronald Reagan aux États-Unis, alors qu’en Angleterre Margaret Thatcher se recommande d’une pensée encore plus intégriste, celle de Friedrich Hayek. Les préceptes de Hayek sont très clairs : il faut absolument "libérer l’initiative individuelle" et donc tout déréglementer. C’est la règle des 3D : Déréglementation, Désintermédiation (qui permet d’émettre des titres, de diffuser des actions) et Décloisonnement (entre les banques d’affaires et les banques de dépôt). D’autre part, il faut maîtriser les dépenses salariales et diminuer les dépenses sociales. Et en même temps, pour "libérer" l’investissement, il faut diminuer les impôts. (...)
Dans l’idée des économistes libéraux, qui ne sont pas des gens sots, comment cela peut-il marcher néanmoins ? Eh bien, leur espoir est que le dynamisme des affaires, créé par la libéralisation des réglementations, va compenser la diminution des recettes liée à la diminution des impôts. En réalité, il y a simultanément déréglementation et financiarisation de l’économie, création de paradis fiscaux et fuite fiscale, qui empêchent le surplus éventuel de dynamisme économique de profiter aux États. Conséquence : la dette des États se met à ré-augmenter à cette période là : elle était à 20 % du PIB en France, à 37 % du PIB aux États-Unis ; elle atteint 95 % du PIB en France et elle est aujourd’hui de 115 % du PIB aux États-Unis. En réalité, dans tous les pays, l’augmentation de la dette est la conséquence directe de cette période extraordinairement importante de dérégulation.
Autre élément fondamental, cette politique est déflationniste : il y a combinaison d’une diminution du coût des marchandises et d’une diminution du coût des fabrications. La raison pour laquelle la déflation est très préjudiciable aux économies en règle générale est que les consommateurs n’achètent plus, car ils se disent que demain cela coûtera moins cher, et que les investisseurs n’investissent plus, parce qu’ils se disent que personne ne va acheter. Il y a un cercle vicieux d’aggravations et, pour une économie libérale, c’est la pire des conjonctures. Or, la pensée néo-classique des années 80, qui est au pouvoir, est déflationniste : il y a une réduction (ou une limitation de l’augmentation) des salaires, une diminution des prestations sociales et, pour répondre à la diminution du pouvoir d’achat relatif qui s’ensuit, il y a une tentative de diminution du coût de fabrication. Cette diminution du coût de fabrication est aussi la conséquence du fait que pour mettre en concurrence les ouvriers nationaux avec les ouvriers internationaux des régions à bas régime salarial, on se met à délocaliser. La délocalisation aggrave la perte des richesses. Là encore, le cercle vicieux est inéluctable. (...)
Voici ce à quoi on en est arrivé aujourd’hui : la somme des produits des flux financiers liés aux produits financiers est de 50 fois supérieure à la somme totale du marchés des services et des biens dans le monde. C’est un facteur d’instabilité, pas du tout de stabilité. Dans cette situation, pour que le consommateur, dont le pouvoir d’achat relatif diminue, puisse encore consommer, les produits chinois sont moins chers qu’avant et les produits diminuent : on espère que l’exportation va permettre de compenser ce qui serait autrement une déflation absolument terrible. Mais il y a des produits qu’on ne peut pas faire fabriquer au Bengladesh ou en Chine, par exemple les maisons. Alors, que va-t-on faire pour faire marcher l’industrie lorsqu’il n’y a plus de pouvoir d’achat ? On va faire crédit.
S’ouvre alors une période d’augmentation extraordinaire du crédit, qui concerne notamment les biens immobiliers aux États-Unis. Pour que les classes moyennes, plutôt pauvres, puissent acheter les biens immobiliers, on leur fait crédit. Mais on sait que le prêt est très risqué, et donc les prêteurs garantissent leurs prêts sur l’hypothèque de la maison. Si le prêt ne peut pas être remboursé, le bien sera saisi, et le prêteur se remboursera sur le bien hypothéqué. Mais, comme les prêteurs savent eux-mêmes que c’est très risqué, ils garantissent leurs risques auprès d’établissements secondaires. Comme ces assureurs de deuxième niveau sont inquiets de ce qu’ils font, ils se mettent à mélanger ce produit financier à d’autres, et ils inondent la planète de ces titres, qui sont "pourris" puisqu’ils contiennent une partie importante liée à cette dette hypothécaire incertaine. (...)
la crise de 2008 n’est nullement un accident de parcours. C’est la conséquence inéluctable de la vision idéologique de l’économie qui s’est imposée dans le libéralisme à la fin du XIXe siècle et qui est arrivée au pouvoir dans les années 80 en couvrant la totalité du monde.
De son côté, l’Europe fait très fort. D’un côté, elle est encore aujourd’hui le "pays" qui est le plus grand pourvoyeur de brevets, le plus grand pourvoyeur d’innovations, et elle représente le marché le plus important du monde. De l’autre, elle est en difficulté considérable, car la construction européenne s’est totalement faite sur les bases idéologiques du libéralisme néo-classique dont les principes sont appliqués à la lettre. (...)
Pour des raisons totalement idéologiques, l’Europe s’est mise sciemment dans une situation incroyable, une situation de quasi déflation, extraordinairement grave en réalité. (...)
Chaque fois que l’économie se fixe comme objectif principal l’économie elle-même, indépendamment de la satisfaction des besoins, cela entraîne une catastrophe pour les citoyens et pour le système libéral lui-même, sauf pour certains de ceux qui en profitent réellement à plein. Ce système est totalement mortifère au niveau mondial, car dans la société de la mondialisation, le monde entier se trouve dans une situation qui crée une incroyable frustration et de la violence, faisant apparaitre ce que j’appelle "nouvelle barbarie". Si nous décidons de changer de logique, de remettre des pilotes citoyens aux commandes de l’économie mondiale, alors peut-être le pire n’est pas certain.