
Des chaînes de production aux salles de classes, des plateformes téléphoniques aux hôpitaux, le management par les chiffres, les « entretiens d’évaluation » et les reporting, ont envahi le monde du travail. Une tendance qui s’appuie sur la quête d’une traduction financière rapide et frappe le secteur privé comme public.
Cette évaluation du travail uniquement quantitative demeure « partiale et partielle », explique la chercheuse Marie-Anne Dujarier. Et nuit à l’activité quand elle ne dégrade pas la santé des salariés : « Souvent, les salariés estiment passer de 20% à 30% de leur temps à quantifier leur travail pour les besoins de l’évaluation. » Entretien.
Basta ! : Coût du travail, nombre d’emplois supprimés ou créés, baromètres sociaux pour évaluer la qualité de vie au travail… Pourquoi n’arrive-t-on plus à parler du travail autrement que sous la forme de chiffres ?
Marie-Anne Dujarier : [1] Je ne peux répondre au « pourquoi », mais les enquêtes sociologiques peuvent au moins donner une idée du « comment » la mesure quantitative a progressivement gagné du terrain dans les pratiques managériales, au point de devenir omniprésentes et banalisées. L’affaire est ancienne puisque portée par quatre mouvements de fond, propres au capitalisme depuis deux siècles. D’abord, le développement des échanges et de la consommation suppose de fixer des prix, c’est-à-dire de chiffrer la valeur des choses, afin de pouvoir les comparer entre elles simplement, en dépit de leur extrême diversité et, parfois, de leur complexité. Deuxièmement, le salariat saisit l’activité humaine comme produit, échangé sur le marché du travail : il est alors besoin de le quantifier.
Ensuite, la quête de performance organisationnelle va de pair, depuis deux siècles, avec sa rationalisation. Des processus d’optimisation sont dessinés en ce sens. Ils requièrent que des hommes puissent occuper les postes ainsi prévus de manière adéquate (...)
Il est désormais rare de rencontrer un travailleur employé dans une grande organisation qui n’aurait pas des objectifs quantifiés à atteindre, et ne verrait pas son activité quotidienne être mesurée, tracée, commentée lors « d’entretiens d’évaluation » et finalement comparée avec les mesures réalisées sur les autres travailleurs. Ces quatre formes de quantification ont ouvert la voie à la comparaison, et finalement à la compétition, qu’il s’agisse des produits, du salaire, de l’accès à l’emploi, ou enfin, de la légitimité des équipes et organisations. (...)
Les travailleurs perçoivent très bien l’enjeu de faire remonter les « bons chiffres ». À tous les niveaux, et jusqu’aux plus élevés, chacun va donc consacrer du temps à la fabrication de ces chiffres, à leur arrangement, de sorte qu’ils soient « bons ». Un bon chiffre est, a minima, celui qui permet de continuer à travailler sans avoir à se justifier ou à renoncer à des moyens. Mesurer, fabriquer des chiffres conformes, agir contre les chiffres des concurrents, saisir ces données, se justifier… Tout cela constitue un travail supplémentaire, qui mord significativement sur le temps de travail productif lui-même. Il est devenu courant d’entendre dans les milieux de travail, que « pour mesurer la performance, il faut commencer par la dégrader ». Car pour fabriquer un bon « reporting », il faut tordre le réel. (...)
C’est un mouvement social qui affecte tous les métiers, y compris immatériels et relationnels. Le service public, depuis le passage à la LOLF (loi organique relative aux lois de finances, en 2006) expérimente ce passage au « tout quantitatif ». Chaque mission doit être déclinée en actions suivies avec des indicateurs quantifiés. Dans les hôpitaux, la « tarification à l’acte » imprime, par exemple, une logique comptable et marchande à tous les actes médicaux et de soin. Dans le travail social, arrive une logique de comptage du nombre d’entretiens réalisés, du nombre de problématiques abordées, de cases « cochées »…
Ce qui pose problème, c’est la réduction qu’opère la quantification. Elle en saisit des aspects partiels, laissant dans l’ombre de nombreux autres, et notamment tout ce qui est incommensurable : la compétence collective, la confiance, les routines discrètes, la qualité de l’écoute, la justesse d’un sourire…. Ils sont pourtant décisifs pour la performance, la santé des travailleurs et le sens du travail. (...)
Pourtant, travailler, c’est aussi évaluer : pour bien agir, il faut soupeser et interroger la valeur des situations, des choses, des gens, comme des ambiances.
Travailler, c’est juger de la valeur des prescriptions, de procédés, des décisions, des compétences des collègues, de l’état d’esprit du consommateur comme de ses propres capacités. Savoir dire, collectivement, « ce que ça vaut », l’évaluation au sens littéral, est au cœur des questions de sens et de santé au travail. Or cette évaluation de la valeur du travail fourni, qui demande du temps et de la délibération, est régulièrement découragée par le management. Celui-là même qui, simultanément, prône sa propre démarche, essentiellement quantitative, dite d’ « évaluation ». (...)
« Ça rend fou » commentent massivement les travailleurs dans ces cas. Le risque perçu, de ne plus pouvoir construire un sens à son travail, tient effectivement à ce détournement des finalités du travail sur les chiffres. (...)
Pour contester ce management, il faudrait que tous ceux qui sont mis en compétition par ces chiffres arrêtent simultanément de les fournir.
Perte de sens du travail pour les salariés, faible performance économique, pourquoi cette évolution n’est-elle pas davantage critiquée et remise en cause ?
La critique de cette quantification est en fait assez massive et répandue, même chez les cadres et des dirigeants, étonnamment. En revanche, les mouvements collectifs pour en réduire l’emprise où l’abolir sont plus rares. Des professions du service public – magistrats, psychiatres, enseignants, soignants, policiers… – ont organisé des mouvements collectifs et parfois des grèves contre les « réformes » de leur activité, c’est-à-dire, essentiellement contre ce management par les nombres. Si le rapport de force reste constant, la quantification n’est pas arrêtée mais parfois un peu freinée. C’est aussi un objet de négociation moins traditionnel pour les organisations syndicales. Surtout, la mise en compétition effective des individus entre eux constitue le frein principal à la construction d’action collective, que l’on cherche à garder son emploi, à obtenir des moyens pour son équipe, ou à éviter la fermeture de son site. (...)
Nous assistons à un conflit social sourd, entre ceux qui expérimentent des situations professionnelles concrètes et ceux qui la saisissent et pensent la connaître au moyen de chiffres. Les premiers disent être du côté du « réel », tandis que les seconds disent agir au nom du « réalisme économique ». Le travail, comme sa performance et ses qualités ne sont pas perçues de la même manière selon ces deux points de vue. Il s’agit d’un rapport de force entre eux. Mais rares sont les travailleurs qui peuvent discuter directement, en face-à-face, avec les cadres, au siège, qui fabriquent ces normes, objectifs et mesures. Ils sont aujourd’hui dans un rapport social sans relation.