
Pour les sociologues Pierre Bitoun et Laure Ferrand, le gigantesque plan de licenciements à l’œuvre avec la suppression des emplois aidés ne répond pas seulement à un objectif d’économies budgétaires. Il fait aussi le lit des « social impact bonds », ces contrats à impact social qui ont pour vocation de transformer toute action d’intérêt général en un objet financier. (...)
Pierre Bitoun : Notre position est double. D’une part, nous dénonçons, comme d’autres, la violence de cette décision : elle a déjà fait et fera encore couler beaucoup de larmes chez ceux qui ont vu ou verront bientôt leur emploi supprimé. D’autre part, nous pensons qu’elle a aussi fait couler beaucoup d’encre, sans que les véritables motivations d’Emmanuel Macron et de son gouvernement n’aient été entièrement dévoilées. Avant de revenir sur ces autres raisons, citons quelques chiffres. Inscrits dans la politique de « traitement social du chômage » amorcée depuis le début des années 1980, les contrats aidés représentaient en 2016 près de 460 000 emplois, présents dans les secteurs marchand (les entreprises) et non marchand (l’État, les collectivités locales, les associations). Ils bénéficiaient le plus souvent à des personnes peu qualifiées, jeunes, seniors ou chômeurs de longue durée, pour lesquelles ce contrat, aussi mal payé et précaire soit-il, avait constitué la seule façon de trouver ou retrouver un travail, un sentiment d’utilité sociale, quelques revenus. Bref, un peu de dignité dans ce monde qui en est de plus en plus dépourvu ! (...)
on est face à un plan gigantesque, historique, de licenciements. (...)
Laure Ferrand : Tout en évacuant d’emblée toute idée de CDIsation ou de fonctionnarisation des emplois aidés, Emmanuel Macron et son gouvernement ont avancé trois arguments. Mais aucun ne résiste à l’examen ! « Ils ne sont pas un tremplin pour l’insertion professionnelle », a lancé la ministre du Travail, Muriel Pénicaud. Or, témoignages et études statistiques prouvent le contraire. (...)
« Ils sont extrêmement coûteux pour la nation », a-t-elle enfin asséné. On est ici face à un choix, qui, sous couvert de « saine » comptabilité, est en fait un choix de classe, voire de superclasse : l’économie budgétaire, réalisée sur le dos des plus démunis et destinée à rentrer dans les clous de Bruxelles, sera d’environ 3 milliards d’euros par an. À comparer au cadeau fiscal de près de 3,5 milliards fait aux plus fortunés via la refonte de l’ISF ! « Macron, président des riches » ; soumission volontaire à la règle d’or de l’UE ; mensonge ou désinformation sur les statistiques de l’emploi ; retour à la case chômage ou (ré)inscription au RSA pour les plus déshérités d’entre nous… Voilà ce que produit la décision, historique, prise l’été dernier sur les emplois aidés. (...)
Pierre Bitoun : comment va-t-on, à l’avenir, répondre à tous ces besoins qui, ne serait-ce que pour des raisons démographiques, iront crescendo ? Nous pensons que c’est ici, justement, qu’intervient un autre acronyme, né dans les cerveaux de la finance mondiale : les SIB, pour « social impact bonds » ou « bons à impact social ». Si une poignée de lanceurs d’alerte, notamment le Collectif des associations citoyennes, a déjà tenté, depuis quelques années, de mettre en garde l’opinion sur les dangers de ce nouveau dispositif, force est hélas de constater que leur message n’est pas vraiment passé. Les Français, dans leur immense majorité, en ignorent jusqu’à l’existence. De Bond, à dire vrai, ils connaissent surtout l’illustre James ! En revanche, en haut lieu, on s’y affaire depuis environ une décennie, songeant aux infinis « ruissellements » que peut entraîner ce nouvel instrument. (...)
les SIB ont récemment fait leur entrée dans notre pays. Grâce d’abord à ce qu’il faut de rapports officiels ou de think tanks, d’articles sympathiques ou de lois de refonte de l’économie sociale et solidaire, sans oublier quelques pénétrantes gamberges sur leur intitulé approprié à la culture hexagonale. Sous le nom de CIS, « contrat à impact social », ils sont, depuis 2016, arrivés sur le marché et de nombreuses actions sont déjà en cours ou en projet. Destinées aux enfants ou aux personnes âgées dépendantes, aux femmes en difficulté et aux réfugiés, aux chômeurs ou allocataires du RSA de Seine-Saint-Denis ou des zones rurales mal en point. En attendant la suite des « expérimentations »… Le CIS consacré au placement des enfants mineurs dans le département du Nord en est un bon exemple. D’une part, il condense les divers ingrédients à l’œuvre dans la mécanique trompeuse des contrats à impact social : appauvrissement préalable des finances publiques locales et des structures associatives, lancement de solutions à court terme et présentées comme plus économes et rentables, connivence entre acteurs privés et publics, etc. D’autre part, l’itinéraire du plus chaud partisan de ce CIS, Christophe Itier, est hautement instructif. (...)
Laure Ferrand : Moins de moyens, moins de personnels statutaires ou aidés dans les services publics ou les associations, moins de tissus de solidarité, défaits par l’étranglement des collectivités territoriales ou la disparition des petites associations, c’est autant de champ libre ouvert aux SIB et autres CIS. La méthode est éculée, pratiquée dans bien d’autres secteurs (éducation, santé, transports…), mais du moment qu’elle fonctionne… Et qu’importe également si la fabrication de ce énième continent marchand implique de dégrader les conditions de vie des travailleurs sociaux, de faire le tri des pauvres, ou de liquider encore l’emploi de centaines de milliers de leurs homologues ! Il ne faut se faire aucune illusion : si nous ne nous opposons pas à cette violence, cynique et extrême, la boucle, demain, sera bouclée. Les hommes et les femmes, anciennement sujets précaires mais titulaires d’emplois aidés, seront devenus les objets juteux de la finance mondialisée. Et dans leurs larmes, coulera l’appétit sans limites du capital. (...)
Pierre Bitoun et Laure Ferrand Il y a quantité de solutions, mais l’une est la mère de toutes : que chacun comprenne qu’il est capital de s’unir, dans les esprits, la rue, les institutions, pour en finir avec ces métamorphoses organisées de la marchandise.