
Un territoire jeune et économiquement très dynamique mais confronté au chômage de masse et aux défis de la mixité sociale et culturelle. C’est ici qu’à la demande de Patrick Braouezec, le président de Plaine Commune, le philosophe Bernard Stiegler initie un projet d’expérimentation inédit et ambitieux : faire de cette communauté d’agglomération – qui réunit neuf villes de Seine-Saint-Denis – un « territoire apprenant contributif ». Y seront menés des projets de « recherche-action » contributive, c’est-à-dire incluant les habitants ; à terme, il s’agira de mettre en place un revenu contributif pour partager différemment la richesse à l’heure où l’automatisation fait vaciller l’emploi. (...)
Quel est l’objectif de ce projet ?
Il s’agit d’inventer une « disruption à la française » et de faire en sorte que le territoire de Plaine Commune, qui est loin d’être avantagé mais fait preuve d’un dynamisme tout à fait frappant, devienne un laboratoire, une école, un lieu d’avant-garde, notamment pour s’approprier ce qu’on appelle les smart cities (« villes intelligentes ») – mais non pour devenir une smart city telle qu’on la définit aujourd’hui, et qui nous semble invivable, inacceptable et sans doute insolvable. Il s’agit d’installer une véritable intelligence urbaine.
Nous lançons un processus d’expérimentation territoriale en vue de susciter et d’accompagner une véritable innovation sociale ouvrant les voies d’une nouvelle macro-économie où industriels, financiers, universités, artistes, administrations et responsables politiques locaux travaillent de concert, et avec les habitants, à cette indispensable réinvention politico-économique. L’objectif est à terme de configurer une économie qui repose sur un « revenu contributif », et qui s’appuie notamment sur le principe d’une extension progressive du régime des intermittents du spectacle à d’autres activités. (...)
Pourquoi la Seine-Saint-Denis ?
Il y a d’abord l’intérêt marqué de Patrick Braouezec, le président de Plaine Commune, et cela depuis plus de dix ans, pour les travaux que nous menons dans le cadre de l’Institut de recherche et d’innovation et de l’association Ars Industrialis que je préside. Il y a aussi l’extraordinaire dynamisme économique de ce territoire, en particulier dans le sud du département avec cette très forte dynamique urbaine autour du Stade de France, un chantier commencé il y a vingt ans.
La banlieue nord, c’est également deux universités, Paris 8 et Paris 13, avec des équipes souvent excellentes, le campus Condorcet qui va concentrer nombre de chercheurs et d’écoles supérieures en sciences sociales, telle l’EHESS, et c’est aussi un espace urbain où nombre d’artistes s’installent. C’est enfin un territoire qui doit absolument trouver des solutions pour faire face au chômage de masse. (...)
Il y a donc une nécessité impérative d’ouvrir des perspectives nouvelles pour solvabiliser une évolution qui sans cela pourrait devenir apocalyptique. La nation a le devoir d’accompagner cette évolution. Nous pensons que ce potentiel de transformation doit produire de l’exemplarité, le but n’étant pas de développer ici une économie « locale ». (...)
Nous avons donc recruté cinq chercheurs – en économie, en science politique, en sociologie, en philosophie et en science de l’éducation – en contrat d’un an pour démarrer le travail et mettre en place les méthodes de la recherche contributive, ce qui représente toute une série de contraintes. Un autre chercheur a été retenu en psychanalyse, qui s’autofinance.
En premier lieu, ils devront devenir capables d’expliquer le sujet de leurs travaux aux habitants de Plaine Commune, que ces derniers maîtrisent ou non le français. Nous allons bien sûr les aider en mobilisant des comédiens, des vidéastes, des artistes, des médias… Mais ils devront faire un effort d’explication, même si leur matière est théorique. (...)
Plus généralement, quelle place pour les habitants dans ce dispositif ?
Pour ce projet qui se donne dix ans pour changer les choses en profondeur, nous espérons parvenir à associer de près ou de loin les 400 000 habitants de Plaine Commune à cette démarche de recherche contributive ; celle-ci va commencer à petite échelle pour s’étendre à ce que l’on pourrait appeler une démocratie contributive. (...)
Que « fait » donc le numérique à la recherche ?
Le numérique transforme toutes les activités scientifiques, comme les instruments d’observations le font depuis le XVIᵉ siècle en passant par ce que Bachelard appelait les phénoménotechniques. Mais à la différence des technologies scientifiques précédentes, le numérique modifie aussi les savoir-vivre et les savoir-faire, c’est-à-dire la vie quotidienne et les relations sociales aussi bien que les compétences linguistiques, par exemple : ce sont les objets scientifiques qui s’en trouvent changés.
Nous sommes en outre dans une période où la technologie évolue extrêmement vite ; si l’on suit les circuits normaux de délibération scientifique, on arrive toujours trop tard. C’est cela la « disruption ».
Face à la disruption, les systèmes sociaux et les gens qui les constituent doivent s’emparer du développement technologique pour en devenir prescripteurs et praticiens, et non seulement consommateurs – et parfois victimes, le système social étant court-circuité, et en cela détruit, par le système technique. (...)
Quelle différence faites-vous entre contributif et collaboratif ?
Une grande différence. Le collaboratif, c’est ce qui développe l’emploi gratuit ; c’est la logique des plateformes type Uber, Amazon ou Airbnb où, progressivement, sous prétexte de partager des données, on crée des courts-circuits, on fait de la désintermédiation, on dérégule complètement et l’on devient prédateur parce qu’on a capté toutes les data produites par tout le monde et que l’on contrôle tout cela de manière occulte. C’est une contributivité négative ; ces plateformes qui ne redistribuent rien – ni monnaie, ni symbole – prolétarisent et désymbolisent. C’est aussi une critique que l’on peut adresser à Google. Je pense ici aux travaux de Frédéric Kaplan qui a montré que l’exploitation algorithmique du langage par Google conduit tendanciellement à une standardisation du langage produisant de l’entropie.
Une économie contributive négative est une économie qui aggrave encore l’entropie du consumérisme. Beaucoup de gens qui évoluent dans le domaine du collaboratif et de l’économie du partage font des choses très sympathiques. Mais l’économie collaborative n’est pas pour l’instant qualifiée au plan macro-économique : elle n’est pensée qu’au niveau de la firme, de la microentreprise, et le problème c’est qu’elle ne prend pas du tout en compte la question des externalités positives et négatives. Du coup, elle conduit au contraire de ce à quoi elle fait rêver.
C’est pour porter ces questions au niveau macro-économique que nous avons l’ambition, à Plaine Commune, de contribuer à l’invention d’un nouveau plan comptable national, évidemment avec d’autres territoires. Le but n’est pas de faire de l’économie locale, mais de l’économie localisée, externalisable et déterritorialisable. Bref, il ne s’agit pas de mettre des frontières – mais bien, en revanche, de mettre des limites : des limites à l’Entropocène qu’est l’Anthropocène, et pour une économie néguentropique en vue d’un Néguanthropocène.