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La Croix
Cynthia Fleury : « Ne pas soutenir le soin, c’est ruiner la solidarité »
Article mis en ligne le 22 juillet 2019
dernière modification le 21 juillet 2019

La Croix : Votre thèse de doctorat, en l’an 2000, portait sur « la métaphysique de l’imagination ». Aujourd’hui, vous dirigez la chaire « philosophie à l’hôpital ». Comment en êtes-vous arrivée à enseigner en milieu médical ?

Cynthia Fleury : Je viens de l’étude de la Renaissance, cette époque qui nous donne une des premières définitions de l’humanisme et le projet d’un fonctionnement politique moderne, même si ce n’est pas encore la démocratie, ni l’état de droit.

Mais je viens aussi de la philosophie politique, avec des questions comme : qu’est-ce que la régulation démocratique, ou l’invention, aujourd’hui, de nouvelles conceptions de l’intérêt général, à partir des singularités des citoyens et non plus seulement à partir de l’institution de l’État ? Car nous sommes dans une époque où l’individu qui a un talent propre cherche à conjuguer son action avec celles d’autres singularités pour servir un intérêt général.

J’aborde le soin comme matrice d’un geste bien plus global que celui de soigner, comme monde bien plus large que celui de la santé.

Cependant, il est vrai que j’ai recentré mon travail sur le fait d’éduquer et de soigner plutôt que sur celui de gouverner. Ce qui me distingue sûrement de ceux qui travaillent sur la question classique de la philosophie politique : qu’est-ce qu’un bon gouvernement ? Mon travail porte sur les actions d’éduquer et de soigner qui facilitent grandement celle de gouverner, et qui peuvent même amenuiser considérablement les effets pervers du gouvernement. (...)

Cela nous renvoie à « l’irremplaçabilité » des individus comme premier facteur de l’état de droit (...)

J’ai choisi de travailler avec toutes les parties prenantes : les soignants, mais aussi les patients, c’est-à-dire les citoyens, afin d’expliciter l’idée que l’hôpital est, comme l’école, un pilier essentiel de la cité, un des derniers grands bastions du maintien de la confiance institutionnelle, de la confiance en l’état de droit.

Malheureusement, peu à peu, ces bastions tombent et l’on risque de partir pour dix ou quinze ans de déni, voire de rejet, de l’état de droit, ce que l’on voit venir très clairement dès maintenant. Nous sommes à la porte de voir des personnes basculer dans un rejet pulsionnel et assumé de l’état de droit. (...)

De l’intérieur, donc, quel diagnostic faites-vous sur l’hôpital ?

C. F. : Je suis à la fois dans une profonde inquiétude et, par ailleurs, très consciente du grand talent des singularités que je peux y rencontrer. Je connais un nombre incroyable de collègues investis, ayant créé des structures de soin, ayant des ressources inédites en termes de responsabilité et de solidarité. Je n’ai jamais vu autant de personnes ayant un tel investissement créatif et efficace en faveur du bien commun.

C’est d’autant plus violent lorsque ces capacités singulières ne sont plus soutenues par l’institution. (...)

La solidarité est le principe de l’état social, lequel est la vérité de l’état de droit, c’est-à-dire son fondement. Or nous avons vécu, ces dernières années, avec l’idée que le simple formalisme de l’état de droit pourrait suffire pour protéger les démocraties, et que l’état social pouvait être détricoté indéfiniment, puisque les valeurs et les procédures démocratiques étaient maintenues. Mais c’est une illusion théorique, désincarnée.

Le soin et la démocratie nécessitent tous deux la solidarité ?

C. F. : Ne pas soutenir le soin, c’est ruiner la solidarité qui fonde l’état de droit. (...)

Nous ne pouvons pas nous reposer politiquement, en termes de régulation collective, sur la compassion, même si c’est un sentiment très important et qui peut être aussi très efficace. De ce point de vue, le soin est un humanisme qui se développe en solidarité, pour ne pas dire en « solidarisme », une philosophie politique trop oubliée (...)

actuellement, les gens tombent malades. On a un burn-out global de la société, une dépression généralisée (3). Cette « érosion de soi », dont je parlais déjà dans La Fin du courage (Fayard, 2010), est devenue globale. C’est ainsi que le soin redevient une question sociale et politique, dont la solidarité est l’horizon.