
Le versement de la caisse d’allocation familiale se fait au début du mois, entre le 03 et 06. Toujours très tard. Les yeux rivés sur le calendrier, je compte les jours et les nuits qui me rapprochent de cette date ou pendant quelques jours, mes tourments financiers se mettront en veille. Un moment d’accalmie pour me sentir un instant « normale ».
L’euphorbe pousse dans le bitume. Le bitume pousse dans le cœur des hommes. Les droits et les lois poussent dans la cour des grands.
Le versement de la caisse d’allocation familiale se fait au début du mois. Entre le 03 et 06. Toujours très tard. Lorsque l’on bénéficie des prestations sociales. (...)
Mon cerveau se calme, sans la charge mentale financière dont je suis responsable. Seule, mère célibataire, le loyer, le gaz, l’eau, électricité, le téléphone, l’assurance habitation, le téléphone, les charges locatives, internet, les agios de banque, la nourriture, les produits d’hygiène et de nettoyage, les transports en commun... la complainte du progrès de Boris Vian.
Dans l’espoir de la nuit noire, au début du mois, je me connecte sur mon portable dont l’écran brisé m’oblige à poser mes lunettes sur mon nez (pour avoir la visibilité des chiffres) et constater d’un soupir satisfait : LE VIREMENT.
La CAF. 576, 33 euros dans un premier temps. D’autre part, j’attends mon salaire. Car je travaille. Je bénéficie d’un contrat CAE/CUI. Contrat qui au départ me donne l’espoir d’une vie meilleure. Bientôt, je sortirai de la merde qui me colle à la peau. Je suis vaillante, humaine, sociable, j’aime rire, danser et chanter. La vie, malgré l’injustice (de classe) sociale dont je suis l’objet, je l’aime, je la sens, elle me traverse, elle me pénètre, elle bouillonne en moi jusqu’à ce que le feu qui brûle soit senti(s) par les autres. « Tu es forte » me dit-on toujours. (...)
Mon compte à la banque postale ironiquement appelée « la banque des pauvres », à cause des files d’attentes interminables au guichet. Les gens différents font la queue en même temps. On peut attendre devant une handicapée, derrière un noir, entre deux arabes, à côté d’un SDF, entre des familles nombreuses, près de gens dont la gueule en dit beaucoup sur leur souffrance humaine.
Le « jour de la CAF » les précaires comme moi prennent d’assaut le peu de guichets disponibles pour retirer de l’argent liquide. L’attente peut durer deux longues heures. Les pauvres ont le monopole de l’attente. Ils doivent être patients.
Une carte bancaire perdue, une pièce d’identité oubliée, toujours des problèmes qui surviennent, lorsque l’on se retrouve en marge de la société. (...)
De ceux qui ne travaillent pas. Le réveil. Les matins, sans objectif, sans travail se transforme en une enclume qui nous est enfoncée bien profond. Mon corps reçoit un choc, voire plusieurs par jour. Je prends conscience, de tout mon être, du mot « enclume ». Les fachos l’expliqueraient par un coup de paresse, les cons par de la déprime, les réacs par « les profiteurs du système ». Seulement c’est beaucoup plus compliqué. Des épreuves perpétuelles qui me laissent scotchée sur mon canapé, recroquevillée, en position fœtale. Mon corps se liquéfie.
Me laissant avec un regard béat et figé, laissant glisser la journée. Ce regard sans vie. Spectatrice d’une situation que je ne contrôle plus.
N’ayant la force que de faire les quelques pas qui me séparent des toilettes, ou de la cuisine pour me faire cuire des œufs. Les œufs pas chers, protéinés bien efficaces pour faire tenir le corps et qu’il ne flanche pas. C’est comme ça, entre le 17 et le 5 du mois suivant. Vivre du RSA, ne vous permet rien, à part d’avoir la sensation d’être encore plus pauvre, plus humilié. Et d’entendre en public, à la télévision, à la radio que l’on profite du système. (...)
Mon intérieur pue la pauvreté.
J’ai le grand bonheur d’avoir un fils, donc forcément on rentre dans les clichés, mère célibataire, algérienne, sans emploi, en possession qui plus est, d’un chat. Quand il ne me reste que quelques sous par-ci par-là au fond de mon sac plein de poussière et que je n’ai plus rien pour nous nourrir, la priorité va à Voltaire le chat. Moi qui l’ai habitué, lorsque je travaillais, à manger du pâté gourmet trois étoiles, qui coûte une blinde.
« Faut pas les jouer les riches quand on n’a pas le sous » dirait Brel. J’essaie de cacher les pots cassés devant tout le monde. Garder la face ! Je fais semblant. Je souris « ça va » ! Je suis forte me répète t-on (...)
Suite à une séparation amoureuse et ma perte de boulot, la descente aux enfers se fit progressivement.
Je n’ai rien vu venir. J’allais à des entretiens, je cherchais activement du travail. Mais très vite, je faisais vite le tour, il n’y avait plus d’annonces qui correspondaient à mon profil, travailleuse sociale, le comble. Je me retrouvais moi-même dans la situation des usagers que j’étais censée accompagner. Je râtissais plus large, caissière, vendeuse, femme de ménage mais rien ne prenait. (...)
J’essuyais les échecs et ces refus me foutaient à chaque fois par terre, il me fallait quelques fois des efforts surhumains pour m’en remettre. Tout devenait si lourd, alors que mon corps par manque de nourriture s’allégeait, mes mouvements eux ne suivaient plus. Je pouvais rester des jours entiers, sans me laver, sans parler à personne, prendre une douche me prenait la journée. La déprime me direz-vous, certes, mais j’en voulais à mort à la société qui ne voulait pas de moi.
Ce qui accentuait ma colère, c’était de regarder la télévision comme une âme morte, mon cerveau lobotomisé par la merde télévisuelle m’empêchait de réfléchir. S (...)
les gens comme moi n’allaient pas faire la révolution dans la rue.
Si j’ai tenu, c’est grâce à mes amis qui m’ont autant soutenu moralement que financièrement. Sans eux il y a longtemps que je me serais vidée de toute dignité possible et que je serais à la rue. Ils m’ont payé des factures, prêter de l’argent, nourrie, soutenue, regardée avec admiration. Des dettes oui j’en ai et de partout !
Une fois, alors qu’un ami m’invitait au restaurant, le ventre vide, je n’osais lui dire. Toute cette carte me faisait gargouiller le ventre. Je pris une entrée que j’engloutissais en moins de deux. Puis un plat. Une côte de bœuf. Je pensais à mon fils qui était resté dans l’appartement avec une boite de raviolis pour tout repas. Je culpabilisais. Alors, je mangeais les légumes qui accompagnaient la viande. Et je demandais à la serveuse de m’emballer la côte de bœuf, je lui dis « c’est pour le chien ! ». Je ne pouvais afficher l’indignité de ne pouvoir alimenter mon enfant. (...)
De toute façon, je ne suis pas dupe, dans la vie je ne suis pas bien née. Ma classe sociale me colle à la peau. Point barre. Je dois me battre, fournir plus que ceux qui sont nés dans une famille aisée. Je n’ai pas la possibilité d’être soutenue, ni financièrement, ni moralement par ma famille. (...)
La misère est-elle une fatalité ? La pauvreté une malédiction ? La précarité une compagne de voyage à vie ?
Le combat que je mène pour survivre ne devrait pas être permis, ni par les hommes, ni par les droits, ni par les lois, ni par les Dieux.