
Gare RER de Sevran-Livry, un petit matin glacial de décembre. Tout autour, des façades muettes. La Seine-Saint-Denis dort encore à poings fermés. Bientôt, ce sera le grand fracas mais, pour l’heure, tout se tait. Au loin, on soupçonne le bus de nuit de 5 h 25. Le voilà. Il largue son bataillon de travailleurs. Dans cette armée des ombres encore ensommeillée, tous portent le même uniforme : bonnet, anorak, jean, basket. Point de coquetterie, du fonctionnel. Une fois à leur poste, qui les remarquera ? Comme le poinçonneur des Lilas, chanté en son temps par Gainsbourg, ce sont là, pour la plupart, des « gars qu’on croise et qu’on ne regarde pas ».
Parmi eux, Sandrine, visage sans âge et épaules lasses. Caissière dans une supérette de la gare du Nord, elle embauche à 6 h 30 mais fait une halte au Terminus, le bar-tabac face à la gare RER, pour jouer au Black Jack. Encore perdu. Il y a de l’amertume dans l’air. Ce matin, tout l’agace : son travail, « caissière, ce n’est pas pour le plaisir, ça s’est trouvé comme ça, c’est tout » ; ses clients, « toujours speed, avec les écouteurs sur les oreilles ». En réalité, la France entière l’énerve : « Tous ces gens qui applaudissent les soignants, avec les casseroles et tout… Et, pour nous, rien. » Mais ce qui la mine le plus, c’est encore de devoir se lever à l’aube. À choisir, entre le manque de considération et le manque de sommeil, elle n’hésite pas : « Le pire, c’est la sonnerie de 4 h 40. Le réveil, c’est la première insulte de la journée. » D’ailleurs, la discussion finit, elle aussi, par l’agacer. À nos questions succèdent des silences de plus en plus longs et pesants, comme pour dire « laissez ma vie tranquille ». (...)
À l’autre bout du zinc, le peuple de l’aube offre un autre visage : Andrej, un « Yougo » comme il se définit lui-même, ouvrier dans le BTP. Visage massif, boule à zéro, regard bleu-gris, jovial en diable. « C’est nous, les braves ! Faut se dire ça et on garde le moral ! » Et lui, comment vit-il ce réveil aux aurores, ces journées de douze heures et le peu de considération porté à son métier manuel ? À chaque question, la même réponse : « Moi, je dis toujours : la France, elle m’a donné ma chance ! » Ses débuts ici ont pourtant été rudes lorsque, clandestin, il se levait en pleine nuit pour arriver parmi les premiers sur le parking du Brico Dépôt d’Ivry pour proposer ses bras aux patrons du bâtiment. Une époque révolue. « Maintenant, je suis officiel », dit-il, bombant le torse sous son gilet orange fluo avec, dans le dos : « Terrassement, Infrastructure, Démolition ». (...)
À bord du wagon, un vaste silence fatigué. Fait notable, personne ne regarde son téléphone. À cette heure-là, chaque geste est compté, on finit sa nuit. Au milieu de la rame, Ousmane. « Je me lève tôt, je travaille dur, je paie mes factures. J’affronte la vie, quoi ! », résume le Sénégalais. Ce comptable de formation est devenu, une fois en France, agent de sécurité incendie. (...)
Quelle place, dans tout ça, pour la vie de famille ? « Je croise Madame entre 22 et 23 heures, quand elle rentre de ses ménages. » Et les enfants ? Ousmane s’attarde peu sur ses trois aînés mais se félicite d’avoir envoyé son petit dernier (huit ans) dans un internat au Sénégal. « Pour qu’il étudie bien. Sa mère et moi, on ne peut pas être à la sortie de l’école… » (...) Le paternel avoue s’ennuyer de son gamin, « même de ses bêtises ». (...)
Autour d’Ousmane, dans la rame, une large majorité d’immigrés. « Normal, on prend les boulots que les Français ne veulent pas », lance-t-il. (...)
Le Blanc-Mesnil, Drancy, Le Bourget… Les gares défilent. Stéphane, coupe en brosse et épaules bodybuildées, monte à bord à La Courneuve. Surveillant dans une prison d’Île-de-France, son emploi du temps tient du casse-tête : 7 heures à 13 heures puis, le même jour, 19 heures à 7 heures, suivi d’une récupération d’un jour et demi avant deux jours de travail en horaire décalé. « À la fin, la semaine ressemble à rien. » Il gagne 1 500 €, auxquels s’ajoutent les heures supplémentaires de nuit et du dimanche. « En fait, pour un salaire décent, faut bosser non-stop », soupire-t-il. (...)
Alors il mâche et remâche son ressentiment. « Dans les médias, y en a que pour les détenus. Leurs conditions de vie, leurs tentatives de suicide, leur réinsertion à la sortie… Mais nous, les surveillants, on est où dans le tableau ? Quand est-ce que vous parlez de nos vies, à nous ? » On lui tend notre micro et il fait notre procès… Impossible, pourtant, dans ces propos ourlés de rancœur, de ne pas entendre quelques vérités salutaires. (...)
Autre motif de rancœur : le télétravail. Le surveillant, qui voit la France s’y convertir, sait qu’il ne sera pas de la partie. « Là, pour la première fois, je regrette de ne pas avoir fait d’études. » (...)
« Je vais voir si je peux passer le concours des douanes. » De quoi ouvrir, un peu, l’horizon. À côté de lui, une jeune femme, en tailleur et basket, lit et annote 7 Techniques pour gagner du temps. En face d’eux, un petit homme frêle psalmodie tout bas le Coran. Des France parallèles. (...)
Dans le wagon, toujours cet épais silence. (...)
Ce balayeur de la Ville de Paris arbore un sourire triste : « Mon travail n’a aucun intérêt. Je balaie et, juste après, c’est re-sale. » Pas plus de gratification du côté des piétons : « Je m’arrête souvent pour les laisser passer mais je n’ai jamais un merci, même pas un petit geste. Les collègues disent qu’à force on s’habitue. Pas moi. » (...)
« J’ai de plus en plus du mal à lever le bras gauche. L’autre jour, je n’arrivais même plus à sortir les cigarettes de ma poche. » Sa crainte : qu’à force de répéter les mêmes gestes, son corps ne réponde plus.
« La société, elle a été mal faite. Il y a ceux qui triment au ras du sol, comme moi. Et, tout en haut, ceux qui profitent. » Toujours ce sourire triste aux lèvres, il ajoute : « Je suis un fatigué de la société. » Coup de blues passager ou profonde lassitude ? « Oh, ça remonte ! Gosse, j’étais déjà un fatigué de l’école. » Arrêt à Châtelet, Moktar disparaît, digne et silencieux. (...)
Habitant La Garenne-Colombes, la quinquagénaire entame son marathon avec le bus de 5 h 05 avant d’enchaîner avec les RER A et B. « Je ferais n’importe quoi pour arriver à l’heure. Lors des grèves de 2019, j’allais au travail à pied. Trois heures à l’aller, pareil au retour. » Ses horaires sont à peu près les pires qu’on puisse imaginer : 6 heures-9 h 30 puis 17 h 30-21 heures. « C’est pour ne pas déranger les gens des bureaux », dit-elle sans une once de complainte. Les discours syndicalistes dénonçant l’aliénation de certaines conditions de travail lui restent totalement étrangers. Latifa se couche à 23 heures, se lève à 4 heures, « même pendant les vacances, je suis réglée comme ça maintenant… De toute façon, depuis la France, je n’ai plus jamais fait une vraie nuit ».
Lorsqu’elle a quitté le Maroc en 2003, un Deug de science éco en poche, elle s’imaginait un destin de bureau. (...)
Hiérarchie et exploitation
Comment concilie-t-elle son planning impossible avec sa vie de famille ? « Je n’ai pas de responsabilités chez moi », répond celle qui n’a ni compagnon ni enfants. Comment font ses collègues ? « Ce sont souvent des hommes qui ont laissé leur famille au pays. Beaucoup d’Africains. D’ailleurs, tôt le matin, il n’y a qu’eux dans le RER. » Et ses collègues femmes, comment font-elles garder leurs enfants en bas âge ? « Soit leurs maris s’en chargent, soit elles les confient à des nounous. À cette heure-là… plutôt à des nounous sans papiers. » Un baby-sitting rémunéré entre 200 et 300 € par mois. (...)
Le peuple du petit matin a, lui aussi, ses formes d’exploitation et ses hiérarchies. Les clandestins se trouvent relégués tout en bas. La quinquagénaire ne s’apitoie ni sur eux, ni sur elle, ni sur personne. « On est là pour bosser, on tient ferme. » Et qu’importe que les « gens des bureaux » ne la gratifient pas toujours d’un bonjour, elle serre fort contre elle son courage et lâche : « Je gagne ma journée. J’ai ma fierté. » Sur ces mots, Latifa disparaît. (...)
les travailleurs modestes et bosseurs scandent les discours politiques. Seul hic, nos gouvernants s’adressent à eux soit pour les appeler à redoubler d’efforts, soit pour les séduire électoralement. Les propos sont flatteurs, mais non dénués d’arrière-pensée. Nous avons choisi, nous, d’aller à la rencontre de ces mêmes salariés, mais sans agenda politique en tête, ni intention cachée. Comment ? En échangeant avec eux, à l’aube, sur la ligne B du RER, traversant ensemble la Seine-Saint-Denis, la capitale et les Hauts-de-Seine. Ils ont accepté de se raconter. De dire leur corps parfois criblé de douleurs, leurs révoltes silencieuses, leurs espoirs d’ascension sociale, leur amertume d’être si peu considérés… Chacun s’est confié à sa façon. Avec une gouaille solaire, pour certains. Avec un parler faisant fi des convenances, pour d’autres. Dignes et pudiques, toujours.