Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Reporterre
Derrière l’utopie d’un village d’Emmaüs, l’exploitation de la misère
Article mis en ligne le 29 juin 2022

Des compagnons exploités, virés, et plusieurs décès : de nombreuses personnes passées par le village Emmaüs de Lescar-Pau dénoncent d’insupportables conditions de vie et de travail infligées par le directeur du village. Celui-ci récuse les accusations.

(...) Le 13 février, un courriel à l’objet intrigant était adressé à la rédaction de Reporterre. En l’ouvrant, je découvris le récit d’Étienne ] et Camille ], un couple de lecteurs ayant quitté leurs emplois pour tenter l’aventure d’un tour de France en caravane. Ils nous racontaient sortir effarés de leur mois de bénévolat passé dans le village Emmaüs de Lescar-Pau. (...)

« Les conditions de travail sont choquantes, écrivaient-ils. Cela ressemble à une exploitation de la misère ! Certains villageois nous ont exprimé qu’ils se sentent pris au piège. »

Au téléphone, l’indignation des baroudeurs était palpable : « Cet Emmaüs est le plus grand de l’Hexagone. Il y a une ferme pédagogique, une boulangerie, mais aussi un bar, un restaurant et une épicerie flambant neufs. Et derrière ça, en coulisses, des types bossent à la chaîne comme au XXᵉ siècle, dans des conditions lamentables. » Vidant leur sac rempli d’anecdotes et de colère, ils évoquèrent rapidement le prénom d’un homme, Germain Sarhy, fondateur et gérant historique de la communauté. « Il est prêt à réduire en esclavage de pauvres gens pour que les clients consomment. On voulait lui toucher deux mots, mais l’un de ses adjoints nous a dit d’être prudents, qu’il pouvait s’énerver très facilement. »

C’est en août 1987, de retour d’un voyage en Inde et inspiré par l’œuvre de l’abbé Pierre, que Germain, ouvrier aéronautique, a entrepris la transformation d’un immense hangar servant à l’élevage de bœufs en ateliers et espaces de vente. La grange métamorphosée en cuisine et un préfabriqué réaménagé en chambres, voilà que naissait la communauté Emmaüs de Lescar-Pau. Depuis trente-cinq ans, ce lieu de solidarité accueille des personnes exclues de la société ou en situation de grande précarité, surnommées les compagnes et compagnons. Elles y collectent, trient, valorisent et revendent une quantité folle d’objets, en échange du gîte, du couvert et d’un modeste pécule. (...)

Au fil des décennies, ce village autofinancé est devenu la plus grande et célèbre des 122 communautés Emmaüs qui parsèment le territoire. (...)

Un mois s’écoula, jusqu’au jour où germa l’idée d’aller vivre quelques jours dans le village sous le déguisement de bénévole. Au sein de Reporterre, nous avons discuté de cette démarche peu commune. Est-elle légitime ? Dangereuse ? Le 18 mars, confrontés à l’incapacité d’approcher autrement les compagnons et à la nécessité d’observer l’envers du décor, nous validâmes ce choix en conférence de rédaction. (...)

Et voici comment je me suis retrouvé à Emmaüs Lescar-Pau. Le 25 avril au soir, j’atterris au village sans bloc-notes ni appareil photo. (...)

Au petit matin, je suis affecté à la cour extérieure. « Prêt à voir l’enfer du décor ? » me chuchote une vieille dame aux yeux noirs. Toute la journée, j’assiste et participe au ballet incessant de compagnons vidant à l’aide de diables rouillés les camions remplis d’armoires, lits et autres meubles de tout genre, pour ne pas laisser le moindre espace vide parmi les dizaines de rayons.

Aux alentours de 15 h, mon référent grommelle : « Tu vois ces dizaines de toilettes, éviers et lavabos ? Tu les emmènes jusqu’à la benne et tu me les transformes en gravats. » J’exécute les ordres et commence à les détruire à grands coups de masse. Puis, un homme aux paupières tombantes m’interrompt. C’est Gérard, « la Gestapo de Germain », me dira-t-on plus tard. Mécontent de mon rythme, il m’enlève l’outil des mains et se déchaîne sur un lavabo. Un éclat de faïence termine sa course dans mon avant-bras et, rageur, je quitte mon poste de travail pour aller stopper le saignement.

Pénibilité à l’amiante

Ma journée de travail terminée, je questionne un compagnon sur l’absence de protections. D’un rire amer, il m’assure qu’au printemps 2020, Germain avait demandé à deux compagnons de déplacer à mains nues et sans le moindre masque une grande quantité de plaques d’amiante. (...)

D’un pas pressé, il m’invita à le suivre : « Depuis, ce stock d’amiante repose là, sous cette petite bâche ridicule, où l’on passe tous dix fois par jour. »

À 21 heures, je m’écroule épuisé sur mon lit. En sombrant dans les bras de Morphée, je songe : « Comment les compagnons les plus âgés et fragiles encaissent-ils la pénibilité d’un tel travail ? » Je finis par m’endormir sans savoir que demain m’apportera la dramatique réponse à cette question. (...)

« Maël, aujourd’hui, tu peux aller à l’atelier de tri des vêtements. » Aussitôt, me reviennent les mots d’Étienne, décrivant cette tâche comme la plus aliénante qui soit : « Une compagne nous racontait être obligée de fumer des pétards constamment pour tenir le coup. » (...)

Il y a un an, Dino est mort d’un arrêt cardiaque tandis qu’il se rendait à son poste de travail : « Il se savait faible, m’assurait mon voisin de table. Dans n’importe quelle entreprise, il aurait été mis en arrêt maladie. J’étais à son chevet quand il s’est éteint. Il était tellement maigre que j’avais peur de le casser en lui faisant un massage cardiaque. Il avait 58 ans putain… » (...)

Au fond de l’atelier, entre deux étagères de chaussures, un vieil homme au visage brûlé pleure silencieusement. Il s’appelle Christian et a presque perdu l’usage de la parole, à la suite de la chimiothérapie de son cancer du palais. « Il aurait dû faire de la rééducation mais… ça ne s’est pas fait », me chuchote une troisième compagne en pliant une robe. Écarquillant les yeux de sidération, je l’interroge : « Pourquoi ne prend-il pas un arrêt maladie ? » Elle hausse les épaules et reprend son travail. Plus tard dans la journée, un compagnon à la dentition noircie me donnera la réponse : « Ici, il n’y a pas d’arrêt maladie. Tu ne peux pas bosser ? Tu te casses. Point barre. Germain dit qu’on n’est pas un Ehpad. » D’où l’attente du week-end de Dino, pour aller consulter.

Ces comportements autoritaires ne datent pas d’hier. Dix-sept ans plus tôt, le 24 novembre 2005, sept bénévoles du village alertaient déjà Emmaüs France, dans une lettre que nous avons pu consulter (...)

À cette époque, Martin Hirsch occupait la fonction de président du mouvement : « Je n’ai pas le souvenir d’un rapport inquiétant sur Lescar-Pau », assure-t-il par courriel à Reporterre [1]. À la demande du médiatique haut fonctionnaire, un audit avait pourtant été réalisé. Il soulevait notamment, sans grands détails, une « absence de lieux ou d’espaces formalisés de contre-pouvoir » et des conditions de travail « difficiles ». (...)

Pour garantir le droit de Germain Sarhy à répondre à ces témoignages, je suis retourné au village pour le rencontrer, le 31 mai. Derrière son bureau en bois, au-dessus duquel trônait un portrait de Che Guevara, ce sexagénaire à la barbe blanche et aux lunettes rectangulaires semblait décontracté et cordial, jusqu’à l’évocation du prénom de Dino : « Ici, toute personne souffrante a la possibilité d’aller se faire soigner. C’est obligatoire. Moi le premier ! Regarde ce que j’ai là ! » bondit-il de sa chaise. Penché sur la table, il ouvre en grand sa chemise à carreaux et dévoile une large cicatrice sur son torse ridé. « Viens pas me donner des leçons. Personne ne savait pour Dino, personne ! » (...)

Aux yeux du gérant, allocation rimerait avec assistanat. « Ici, les compagnons fatigués ou en situation de handicap sont piégés, m’explique un compagnon en manœuvrant son transpalette. Ils ont construit leur vie au village, ils y ont leur maison, leurs amis, leurs repères. Dehors, rien ne les attend. Or, s’ils acceptent une allocation, Germain les virera aussitôt. Alors, ils restent travailler… Jusqu’à l’épuisement. » (...)

Ces témoignages sont-ils déjà parvenus jusqu’aux oreilles du siège parisien, à l’autre bout de l’Hexagone ? Au téléphone, le directeur général d’Emmaüs France, Jean-François Maruszyczak, garantit que non : « La réalité, c’est qu’aujourd’hui, à l’heure où je vous parle, je n’ai aucune information ni aucun signalement, dit-il. Avant d’ajouter : Les communautés sont des associations indépendantes et ont une responsabilité légale autonome. […] Emmaüs France n’est ni la justice, ni la police, ni un hôpital. Quand il y a des éléments qui sont au-delà de nos compétences, on se tourne vers les personnes qualifiées. » (...)

je me souviens du témoignage de Violette, l’ancienne compagne interviewée la semaine précédant mon infiltration : « Un jour où je travaillais au bureau, disait-elle, un étranger s’est présenté en m’expliquant qu’il cherchait un logement pour sa femme, ses enfants et lui. Je lui ai demandé de patienter en attendant Germain. » En arrivant, ce dernier aurait alors répondu, sans s’arrêter devant l’homme, ni même l’écouter ou lui adresser un regard : « On n’a pas de place. »

Au fil des mois, la compagne observera ses scènes se répéter à maintes reprises : « Comme nous n’étions jamais au complet, j’ai fini par lui demander pourquoi il refusait. » Sa réponse ? La demande venait de personnes sans papiers. « Il m’expliqua que nous avions déjà beaucoup de misère en France, qu’il ne voulait pas être la bonne conscience de l’État et que trop d’étrangers créeraient une communauté dans la communauté. C’était écœurant. » L’accueil inconditionnel est pourtant l’une des valeurs fondatrices du mouvement, réaffirmée par Emmaüs France en 2014. Quels que soient son parcours, son origine, sa confession ou son âge, un demandeur est censé se voir proposer le gîte et le couvert, en échange d’une journée de travail. « Au bout de trois ans à Emmaüs, les sans-papiers peuvent obtenir un titre de séjour. Et ça, Germain ne le supporte pas, affirme Théo. Il les considère comme des profiteurs. » À ces accusations, le gérant me répondra simplement qu’il est impossible de faire fonctionner le village avec trop de personnes sans-papiers, faute de permis de conduire. Selon Emmaüs France, à l’échelle de l’ensemble des communautés, le pourcentage de compagnons en situation irrégulière s’élève pourtant à 70 %. (...)

Germain semble être le seul décideur de ces renvois éclairs, qui interviennent parfois en pleine trêve hivernale : « Il convoque le compagnon dans son bureau, annonce qu’il est viré, lui remet trois sous et lui laisse cinq minutes pour faire son sac. Puis c’est direction la gare. » Le fameux « PSG » dont m’avait parlé une ancienne résidente : pécule, sac, gare. Une fois à l’extérieur, les compagnons se retrouvent généralement à la rue, démunis : « Le travail est tellement épuisant qu’en rentrant le soir, ta seule envie est de dormir. Pas le temps de penser, de désobéir ou de chercher une porte de sortie. »

L’exclusion, la rue, la mort (...)

Partout en France, les compagnons d’Emmaüs témoignent être à la merci des dirigeants des communautés.

Lisez notre enquête : Emmaüs : « Certaines communautés sont des zones de non-droit »
Corvéables et expulsables à volonté, les compagnons d’Emmaüs témoignent être partout à la merci des dirigeants des communautés. Le statut juridique de celles-ci favorise cette dérive. (...)