
La forte inflation actuelle oblige les classes populaires à puiser dans leur épargne, quand elles en ont, pour assurer leurs dépenses quotidiennes [1]. Outre les capacités de consommation liées aux revenus, elle fait fondre une épargne souvent limitée et d’autant plus exposée qu’elle est déposée sur des livrets peu rémunérateurs. Ce contexte invite à s’intéresser aux réserves patrimoniales qui permettent aux ménages de faire face aux chocs économiques, raison pour laquelle la valeur du logement n’est pas prise en compte dans cet article, même si la propriété de la résidence principale contribue également aux inégalités (Bugeja-Bloch, 2013). Par ailleurs, le logement pèse d’un poids plus élevé dans le budget des ménages modestes et constitue une dépense incompressible (Cusset, Prada-Aranguren, Trannoy, 2021), alors même que l’étude du patrimoine et de sa contribution à la structure sociale se concentre habituellement sur les ménages aisés.
Dans une société qui (re)donne une place importante au patrimoine, ne pas en disposer place les ménages concernés dans une situation d’infériorité sociale et de vulnérabilité économique. Nous cherchons dans cet essai à identifier quels groupes sont exposés à cette absence de patrimoine. (...)
L’analyse de la pauvreté patrimoniale par classe sociale et par âge permet de mesurer l’ampleur de la vulnérabilité économique, d’identifier les zones de vulnérabilité les plus intenses et de poser des questions sur les critères d’analyse des classes sociales et de comparaison des niveaux d’inégalité entre les sociétés européennes. (...)
Contexte
Cet article fait suite à une précédente recherche portant sur « l’insécurité sociale » (Duvoux et Papuchon, 2018), définie comme une incapacité à se projeter, de manière positive, dans l’avenir. Celle-ci avait conduit, à partir d’une mesure de la pauvreté subjective, à souligner l’extension d’une forme d’insécurité sociale à des catégories en général considérées comme préservées de la pauvreté monétaire : certains segments, notamment ouvriers et employés, des catégories populaires, mais aussi les indépendants et les retraités non-propriétaires. Un des résultats de cette recherche a été de souligner les effets d’interaction entre certains statuts, comme celui de retraité, avec la détention d’un patrimoine. (...)
Alors que les retraités sont, en France, relativement bien protégés de la pauvreté monétaire, la prise en compte du statut d’occupation du logement invitait à mettre en lumière le sentiment de pauvreté des retraités locataires, associé à une perception négative de sa propre trajectoire sociale passée et à venir, fortement ancrée dans des conditions matérielles d’existence dégradées.
Ces résultats soulignent l’importance de la classe moyenne patrimoniale (définie par Thomas Piketty (2013) comme les individus situés entre les 10 % les plus riches et les 50 % les plus pauvres) dans la structuration de la société actuelle, par contraste avec celle du début du XXe siècle qui était caractérisée par une très forte concentration du patrimoine, et plus encore dans les grandes villes d’où la petite propriété paysanne ne pouvait, par construction, tempérer la concentration observée. (...)
Cela permet d’établir une classification à trois niveaux : les ménages qui ne sont concernés que par la pauvreté en revenu sont classés dans la catégorie « pauvreté monétaire uniquement » (G1, Income poor only), tandis que ceux qui ne sont pas en situation de pauvreté monétaire, mais sont pauvres en patrimoine selon le critère indiqué plus haut sont considérés comme en situation de « vulnérabilité économique » (G2, Economically vulnerable). Enfin, ceux qui se trouvent à la fois dans les deux types de pauvreté sont dans la « pauvreté en revenu et patrimoine » (G3, Asset and income poor). La « pauvreté monétaire » regroupe les groupes 1 et 2.
« La pauvreté en patrimoine » constitue la catégorie générale étudiée dans ce texte, elle regroupe deux sous-populations, celles qui sont pauvres en patrimoine mais non-pauvres monétairement, qui sont « seulement » vulnérables économiquement, et celles qui cumulent ces deux formes de fragilité (les groupes 2 et 3). L’indicateur de vulnérabilité économique, défini comme regroupant les ménages pauvres en patrimoine, à l’exclusion de ceux qui sont pauvres monétairement, procure un ordre de grandeur des populations situées dans le halo supérieur de la pauvreté monétaire mais exposées à un aléa ou à un choc.
La vulnérabilité économique selon l’âge et la classe sociale (...)
Du point de vue des classes d’âge, on peut constater un écart marqué en matière de pauvreté en patrimoine dans les cinq pays (Graphique 2) : en général, les jeunes (18-34 ans) connaissent un niveau extrêmement élevé de pauvreté en patrimoine (de 60 % en France à 70 % en Espagne), tandis que les groupes plus âgés sont confrontés à une pauvreté en patrimoine moindre bien que significative : de 44 % en Allemagne à 54 % en Irlande. Avec un écart de 25 points entre les groupes les plus jeunes et les plus âgés, c’est en Espagne que l’inégalité liée à l’âge est la plus forte : cela montre que le rôle important de la famille dans les politiques sociales va de pair avec une situation dégradée pour la jeunesse (...)
La France, bien que se caractérisant par des taux plus faibles dans l’ensemble, enregistre tout de même un écart non négligeable de 12 % entre les deux groupes d’âge. (...)
L’articulation des deux types de pauvreté révèle aussi cette hiérarchie sociale. Alors que 10 % des petits indépendants sont concernés par le cumul des deux formes de pauvreté, c’est le cas de 4 % des professions intellectuelles et supérieures et entre 6 % et 7 % pour les techniciens et professions intermédiaires, mais aussi les salariés qualifiés, ouvriers ou employés. Les taux s’élèvent pour les salariés non-qualifiés (18 %) et plus encore pour les chômeurs (40 %). (...)
Les enjeux de la recherche
Trois enjeux ressortent fortement de cette étude.
Le premier tient à l’importance de prendre en compte le patrimoine dans la réflexion sur les inégalités en général et dans les inégalités de classe en particulier. (...)
L’appartenance à un groupe socio-professionnel est aujourd’hui soit considérée comme un critère parmi d’autres, soit récusée au profit d’approches de la hiérarchie sociale centrées sur le seul critère du patrimoine. En effet, certains sociologues comme Mike Savage ou, en Australie Adkins, Cooper et Konings (2020) proposent d’intégrer le patrimoine à l’analyse des classes, en allant jusqu’à souhaiter faire émerger une typologie de celles-ci à partir du seul critère du patrimoine. Pour notre part, nous pensons que l’ancrage professionnel reste déterminant, mais qu’il doit être analysé de manière croisée avec les niveaux de ressources économiques, ce qui, pour le patrimoine, conduit à prendre en compte la différenciation en fonction de la position dans le cycle de vie.
Pour penser les classes, il faut porter une attention conjointe au travail et au patrimoine. (...)
Le deuxième tient à la question du sens qu’il y a à fournir un chiffre, élevé, de population en situation de vulnérabilité économique. En France, la pauvreté en patrimoine concerne 46 % de la population, dont 36% en situation de vulnérabilité économique et 10% en situation de cumul des formes de pauvreté. Ce chiffre est-il excessif ? Au-delà du chiffre précis, l’ordre de grandeur est élevé. Il n’est cependant pas incohérent avec d’autres indicateurs. (...)
Le troisième tient aux modifications apportées aux comparaisons habituelles des sociétés, notamment en Europe, où des typologies classiques des pays continuent à faire référence. Comme le montre le cas de la Finlande dans notre étude, mais aussi celui de la Suède dans des comparaisons plus systématiques (Pfeffer et Waitkus, 2021), les niveaux d’inégalité de revenus et de protection sociale sur lesquels repose, en général, la construction des modèles d’États sociaux ne sont pas convergents avec ceux en matière d’inégalités de patrimoine. La différenciation entre des modèles d’Europe du Nord égalitaires, des modèles d’Europe continentale intermédiaires et des modèles d’Europe du Sud caractérisés par un faible niveau de protection appelle à les compléter par la prise en compte des amortisseurs publics et privés apportés par la propriété sociale (Castel, 1995) de l’État ou des assurances d’un côté et la propriété privée de l’autre. Ce d’autant plus, bien sûr, que les réformes de l’État social ouvrent un espace à la mobilisation de l’épargne privée pour amortir les chocs ou maintenir le niveau de vie à la retraite. Notre étude fait ressortir la place favorable de la France dans les comparaisons internationales en matière de pauvreté patrimoniale, comme de pauvreté monétaire, ce qui n’enlève rien au caractère massif de la vulnérabilité économique et, plus encore, de la pauvreté en patrimoine. (...)
Mesurer les inégalités de cette manière permet de saisir la permanence des inégalités de classe. Les différences d’exposition à l’insécurité économique sont une manière de les mesurer et une manière qui a l’avantage d’élargir le spectre des critères pris en compte. (...)