
Les nouvelles générations seraient capables d’utiliser de façon intuitive les outils du Web. Ce mythe menace les plus défavorisés (...)
Les médias et autres think thanks ont-ils bien tendu l’oreille à toutes les jeunesses françaises avant d’acter que l’adolescent d’aujourd’hui est un « enfant du numérique » ? Lorsque j’emmène mes élèves de sections d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa) en salle informatique et que je vois la plupart d’entre eux être déconcertés par des consignes aussi simples qu’ouvrir un navigateur, j’ai de sérieux doutes sur le fait que le maniement des outils numériques soit, chez eux, une compétence innée.
Mes doutes sont confirmés par des études. L’une d’entre elles, publiée en juin 2017 dans la revue Teaching and Teacher Education, montre qu’on ne naît pas avec des prédispositions qui renforcent la maîtrise des outils numériques, on les acquiert. Et cette acquisition ne se fait pas à la faveur d’un simple accès illimité à Internet : mes élèves, quoique pour la plupart issus de milieux défavorisés, possèdent tous des tablettes à la maison et des smartphones. Ils savent jouer à Fortnite et publier des statuts sur Facebook ou des stories sur Snapchat. Ils sont aussi capables de trouver les clips de leurs artistes préférés sur YouTube et de suivre les carrières de telle ou telle star de télé-réalité sur Instagram. C’est quand il s’agit de faire un usage éducatif de l’outil numérique qu’ils redeviennent ces êtres chétifs et impuissants qu’ils sont devant un livre ou un cahier.
La vision idéalisée
C’est ce qui mène certains sociologues à rappeler la nécessité de faire la différence entre l’accès et l’usage. La fracture numérique telle qu’on l’entendait au début des années 2000 est derrière nous : 98 % des 12 à 17 ans ont aujourd’hui un ordinateur chez eux. Demeurent pourtant de fortes inégalités liées à leur utilisation qui poussent le sociologue Fabien Granjon à parler de « fractures numériques de second degré », définies comme étant des inégalités sociales qui résultent d’un usage différent des mêmes outils numériques. Il faut se pencher sur ce phénomène pour en finir avec la vision idéalisée d’une génération de digital natives toute convertie aux nouveaux écrans et naturellement habile avec les appareils électroniques. Les données révèlent en effet des écarts de pratiques considérables entre les plus jeunes. (...)
au début des années 90, le journaliste Howard Rheingold défendait l’idée que ce réseau allait devenir un espace public tel que l’imaginait Habermas : un lieu capable de revitaliser la démocratie, gouverné par la raison, affranchi des « gatekeepers » et permettant aux citoyens de se rassembler pour discuter des questions d’intérêt commun. C’est raté, Internet n’est pas devenu ce lieu magique où s’évapore la stratification sociale : « La classe sociale est l’élément démographique le plus déterminant dans la production de contenu en ligne », explique Jen Schradie.
« Et alors ? » répondront ceux pour qui la déconnexion est un choix assumé, qui sont encore convaincus qu’on peut vivre et exercer sa citoyenneté à l’écart des écrans et des intelligences artificielles. Chaque changement social qui prend source sur les terres numériques et se répand dans la vie réelle leur rappelle la triste défaite de leur pensée. Aujourd’hui, ne pas participer à la production de contenu sur Internet, c’est se mettre un peu à l’écart de la marche du monde. (...)
« Quand les journalistes et les décideurs politiques s’appuient sur les réseaux sociaux, c’est une forme d’exclusion sociale. Ils favorisent les gens qui ont le temps, les ressources et les compétences pour être en ligne fréquemment et ceux qui comprennent le fonctionnement des algorithmes. »(...)
Pire encore, comme en témoigne ce terme englobant de digital natives, on continue de faire comme si la voix d’une jeunesse tout entière n’était pas sous-représentée sur Internet. Et pendant qu’on façonne un monde de plus en plus connecté dans lequel l’exclusion numérique vous laisse au bord du chemin, vous bâillonne et vous condamne à un rôle d’observateur invisible et inaudible, c’est toute une cohorte d’adolescents fragiles, des milieux populaires ou ruraux, qu’on condamne à rester des « digital immigrants. »
L’« illectronisme », cet illettrisme du numérique, ne se contente pas d’être un obstacle empêchant la participation à la vie démocratique. A l’heure où le gouvernement envisage des services publics totalement dématérialisés en 2022, il est la promesse d’une exclusion sociale pure et simple. (...)
Philippe Marchal, qui a récemment conduit une étude sur ces Français déconnectés, met en avant ce qu’il appelle des « abandonnistes ». Ce sont des personnes qui, par manque de maîtrise, renoncent à faire une démarche administrative sur Internet, à envoyer un mail important ou à faire un achat. L’abandon est encore plus ou moins permis aujourd’hui, il ne le sera plus avec la dématérialisation rampante.
Ils sont d’ailleurs 21 % de soi-disant digital natives à être des abandonnistes, selon cette même étude. Preuve, s’il en fallait encore, que des spécificités telles qu’un effet de génération ne sauraient supplanter d’autres déterminants sociologiques aussi puissants que l’appartenance sociale. (...)