
En l’absence d’un cadre juridique clair, de nombreux cours d’eau sont déclassés sous l’influence de la FNSEA, qui cherche à contourner la loi sur l’eau. Des milliers de ruisseaux sont ainsi en train d’être purement et simplement rayés de la carte de France.
L’eau potable, une denrée bientôt rare. À l’automne dernier, l’UFC Que choisir se faisait le héraut de nos rivières : « Les pesticides sont désormais massivement présents et dépassent la norme définie pour l’eau potable, dans la moitié des cours d’eau et dans le tiers des nappes phréatiques. » Résultat : près de deux millions de Français ont été exposés à une eau polluée. « L’accès à une eau de qualité pour la majorité des Français se fait au prix de coûteuses dépollutions », conclut l’association.
Une situation « alarmante », qui pourrait encore se dégrader : loin des radars médiatiques, des milliers de cours d’eau sont en train d’être purement et simplement rayés de la carte de France. Sous la pression de la profession agricole, ruisseaux, rus et ruisselets perdent tour à tour leur dénomination de cours d’eau pour devenir fossé, canal ou ravine. Or, sans ce statut protecteur, ces innombrables petits bras aquatiques se retrouvent hors des normes limitant les épandages phytosanitaires, les travaux de calibrage, les constructions et autres barrages hydrauliques.
Cette nouvelle carte qui se dessine dans le secret des préfectures résulte d’une âpre négociation, que Reporterre analysait l’an dernier : nous ne lâchons pas l’affaire, qui continue ! Elle voit s’opposer la FNSEA — Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles —, les associations environnementales et les services préfectoraux. Les frictions ont viré à la bataille juridique dans plusieurs départements. (...)
Comment en est-on arrivé là ? Depuis 2015, la FNSEA s’est lancée dans une « opération de simplification » des normes sur les milieux aquatiques. Faute de pouvoir revenir sur la loi sur l’eau, votée en 2006, l’angle d’attaque s’est concentré sur l’identification même du cours d’eau. Le raisonnement est simple : la loi ne s’applique qu’aux cours d’eau ; or il n’existe pas de définition légale et unique de ce qu’est un cours d’eau, mais un ensemble de critères jurisprudentiels. Donc, en imposant une définition au rabais, on pourra exclure de la loi un certain nombre d’écoulements, renvoyés au statut de fossé ou de ravine. Pour le dire sobrement, « la FNSEA préfère supprimer des cours d’eau que d’appliquer la loi sur l’eau », dénonce Henri Delrieu, de l’association Le Chabot, en Ariège. (...)
C’est donc au nom de la « sécurité juridique » que ces syndicats agricoles ont lancé leur marche vers la « simplification ». À ce stade, comment ne pas partager l’argument du président de la commission Environnement de la FNSEA, Éric Thirouin : « Une seule définition, une seule carte, pour qu’il y ait moins de tensions et de sanctions incomprises. »
Mais simplifier le fonctionnement complexe des écosystèmes n’est pas chose aisée, voire relève de la mission impossible. (...)
Surtout, le travail de cartographie dans chaque département a parfois été mené sans aucune considération scientifique et sans concertation. Reporterre avait décrit les situations très conflictuelles dans certains départements, où le syndicat majoritaire avait cherché à imposer ses cartes à des services de la Direction départementale des territoires (DDT) débordés. (...)
« L’administration s’est laissée prendre, s’énerve Yves Le Quellec, de Vendée nature environnement. La cartographie inventaire des cours d’eau ne devait pas servir à autre chose qu’à régler un certain nombre de questions en matière de travaux, et n’a aucune valeur légale. Le problème, c’est qu’on veut lui donner un caractère de référence juridique pour autre chose que ce pour quoi elle est censée être faite. » (...)
Sur le terrain, les associations environnementales ont souvent peiné à se faire entendre, et ont tenté, tant bien que mal, de freiner le déclassement en proposant leur propre cartographie. Malgré la sécheresse, qui rendait difficile l’identification. Malgré le manque de moyens, chaque écoulement demandant plus de 3 h de travail. Cahin-caha, des esquisses hydrographiques ont émergé fin 2016 et début 2017, sans que personne n’en soit satisfait.
« La multiplicité des cartes augmente le risque d’incompréhension »
Mais tout s’est accéléré l’an dernier, avec la publication le 4 mai — soit trois jours avant le second tour de l’élection présidentielle — de l’arrêté ministériel relatif à la mise sur le marché et à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques, aussi appelé « arrêté ZNT ». ZNT, car il définit des zones non traitées de 5 mètres minimum, où l’épandage des pesticides est interdit… aux abords des points d’eau. Par « points d’eau », il renvoie aux « éléments du réseau hydrographique figurant sur les cartes 1/25.000 de l’Institut géographique national »… et aux cours d’eau tels que définis par la loi sur la biodiversité. L’administration Hollande a laissé aux préfets le soin de définir précisément les points d’eau à prendre en compte « dans un délai de deux mois après la publication du présent arrêté ». (...)
Contraints par le temps, les services préfectoraux ont ainsi publié dans la précipitation, dès juillet 2017, des arrêtés après une vague et rapide consultation publique sur Internet. Avec, à l’arrivée, des absurdités : « Dans le Marais poitevin, certains écoulements sont classés dans un département et déclassés quand ils passent dans le département limitrophe », s’indigne Yves Le Quellec.
En Auvergne-Rhône-Alpes, les douze préfets ont adopté des textes identiques, se référant uniquement à la carte IGN, « comme si la géographie du Puy-de-Dôme et celle de la Haute-Savoie étaient les mêmes », se désole Emmanuel Wormser, juriste de la Frapna (Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature). Les nombreuses zones humides et autres aires Natura 2000 n’ont ainsi pas été prises en compte. La carte au 25.000e, qui n’intègre que des éléments du réseau hydrographique évidents, représente d’après le juriste « une bonne base de travail, mais insuffisante » : suivant les lieux, elle pourrait entraîner une sous-estimation considérable de la réalité de terrain, jusqu’à 30 %.
L’arme des associations : le principe de non-régression (...)
Après avoir demandé aux préfets de modifier leurs textes, via des recours gracieux, plusieurs antennes de France nature environnement se sont tournées vers les tribunaux en décembre dernier et janvier 2018. En parallèle, elles ont lancé une pétition demandant à l’État de modifier l’arrêté du 4 mai.