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Des ouvrières rescapées du Rana Plaza créent leur propre coopérative textile
Article mis en ligne le 13 novembre 2015

Il y a eu les 1 135 morts et les milliers de blessés de l’effondrement du Rana Plaza, au Bangladesh. Puis les engagements des multinationales de l’habillement, leurs codes de conduite et leurs chartes éthiques. Enfin, des centaines d’inspections aboutissant à la fermeture de nombreux ateliers textiles aux conditions de travail indignes. Une quarantaine d’ouvrières et d’ouvriers, traumatisés par le drame, ont décidé de ne pas en rester là et de créer leur propre coopérative textile : Oporajeo, les invincibles, en bengali. Mais les clients européens en quête de fournisseurs alternatifs sont rares, et la coopérative peine à remplir son carnet de commandes. Reportage à Dacca.

(...) . Sur les 3 000 ouvriers qui travaillaient là, en majorité des femmes, plus de 1 000 sont morts, et 2 000 ont été blessés (voir le dossier qu’y consacre notre Observatoire des multinationales).

En juin 2015, le Comité de coordination du Rana Plaza (CCRP), présidé par l’Organisation internationale du travail (OIT), a annoncé avoir levé les fonds nécessaires pour verser l’intégralité des indemnités dues aux victimes. Des actions de formation et de reclassement ont été entamées. Mais tous les survivants n’en ont pas profité, trop atteints dans leur corps ou trop déprimés. D’ailleurs, quand Shirin a entendu parler d’Oporajeo, elle a d’abord écarté la possibilité avec lassitude. Plus de force. Puis, en se laissant le temps d’y réfléchir, elle a décidé de s’y rendre « une journée, pour voir ». Un détail la rassurait : le bâtiment ne comportait que un étage, il risquait moins de s’écrouler. Elle y est finalement restée pour la « bonne ambiance » et pour « l’administration sympathique ».
Le pays revient de loin en matière de conditions de travail

Shirin parle d’administration, et non pas de direction, parce qu’Oporajeo est une coopérative. En plus de leur salaire régulier, les ouvriers se partagent – à parts égales – 50 % des bénéfices. Les 50 % restants sont utilisés pour des prêts à court terme et pour faire vivre une école primaire gratuite destinée aux enfants du quartier. Le dispositif constitue une première au Bangladesh. Un parcours semé d’embûches, aussi. (...)

au Bangladesh, un plan national d’action a fait passer le nombre d’inspecteurs du travail de 100 à 300 en deux ans. Fin juin 2015, suite à toutes ces interventions, 3 000 usines ont été visitées, selon l’Organisation internationale du travail (OIT). Plus de 600 ont fermé, la plupart ayant perdu leurs clients.

Bien que les bâtiments de la plupart des usines inspectées aient été consolidés, des détecteurs de fumée, installés, des armoires à pharmacie, placardées, les mentalités n’ont cependant guère évolué du côté des employeurs de ce pays dans lequel les écarts de richesses sont spectaculaires, et où 30 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. « Les fournisseurs confondent souvent responsabilité sociale [RSE] et bienfaisance », constate un consultant en RSE – un métier encore rare au Bangladesh. « Ils créent des fondations, ils donnent de l’argent aux Bangladais pauvres », mais vérifier que les ouvriers travaillent à des cadences qui préservent leur santé, qu’ils portent des équipements de sécurité, ou que leurs salaires sont versés à l’heure fait rarement partie de leur culture. (...)

La coopérative Oporajeo : « un havre de paix »

C’est là qu’a germé l’idée de créer « un havre de paix qui favorise un environnement de travail sain et sécurisant ». Un endroit où les ouvriers ne seront ni frappés ni menacés – comme cela se pratique parfois dans les usines locales –, où ils pourront se reposer quand un coup de fatigue se fera sentir. Un endroit où ils seront aussi accompagnés par des psychologues, et où ils seront embauchés pour une longue durée. Oporajeo, qui signifie « les invincibles », était née. (...)

Un an plus tard, la coopérative comptait 23 travailleurs permanents et 15 travailleurs temporaires. Près de 40 ouvriers travaillaient également chez eux, à domicile, avec des machines à coudre prêtées. Sacs en toile de jute, tee-shirts puis polos en coton : peu à peu les productions se sont diversifiées. Au marché local ont succédé les débouchés internationaux. Pas facile cependant de se faire remarquer sur un circuit, vieux de trente ans, sur lequel les prix bas demeurent le principal argument. Dès le début, Oporajeo a décidé de viser un autre public et de parier sur la transparence, prenant le contre-pied de la plupart des usines, qui communiquent peu et privilégient la discrétion, voire l’opacité, tandis que les grandes marques multiplient chartes éthiques et codes de bonne conduite. (...)

« Avec autant de revendications “éthiques” déployées par les entreprises d’aujourd’hui, il est difficile de savoir où vous vous situez en tant que client », interpelle la coopérative sur sa page Facebook. (...)

Pas assez de commandes pour que toutes travaillent

Le 14 mars 2015, un incendie ravage la coopérative. Quelques temps auparavant, une mafia locale avait demandé de l’argent, raconte l’équipe. Le feu détruit la plupart des machines et 19 000 sacs qui venaient d’être fabriqués pour une entreprise suisse. Les exportations sont annulées. La coopérative doit déménager. Finalement, deux salles de classe sont libérées dans l’école primaire qui avait été créée pour les enfants du quartier, avec une partie des bénéfices. Dix ouvrières continuent à venir tous les jours, mais le travail vient à manquer. (...)

Une entreprise berlinoise a récemment commandé 500 tee-shirts à fabriquer en une semaine, mais ce n’est pas assez pour que toutes les ouvrières travaillent, encore moins pour qu’elles aient des heures supplémentaires à effectuer afin de gagner un peu plus que leur salaire de base, 80 euros par mois pour les plus qualifiées. Les bénéfices à partager ne sont pas au rendez-vous. Même l’école, qui accueille aujourd’hui 225 enfants, doit revoir ses ambitions à la baisse : le matériel scolaire ne peut plus être fourni. Aux élèves de s’arranger pour se le procurer.

Shirin, Mily, Rupali, Komela, Beauty, Nasima ont beau être déçues, pour elles, le plus important n’est pas là. « Ici, nous sommes psychologiquement heureuses, explique Shirin en souriant, voir des enfants jouer toute la journée, c’est bon pour guérir ». Les collègues qui s’étaient, jusque-là, tenues à distance s’approchent, forment un petit groupe compact. « Enfin, il ne faut pas qu’ils crient trop fort non plus ! » précise Rupali. Les autres jeunes femmes rient en silence. « On est toutes pareilles, dès qu’ils font trop de bruit dans leur classe, au-dessus de nos têtes, on sort en courant ! On a trop peur ! » « Au moins, ici nous sommes ensemble », tempère Mily. « On ne peut pas rester seules, en fait. Sinon, le problème recommence dans notre tête ».