
(...) A peine rentrées de notre précédente expédition au Pôle Emploi du département, soit 140 km aller-retour, je m’étais précipitée sur un ordinateur avec une connexion Internet valide (ce qui tend aussi à se raréfier dans le coin, mais c’est encore une autre histoire !) afin de tenter d’obtenir un extrait d’acte de naissance de Marie auprès de son lointain bled d’origine. Gros coup de chance dans un océan de merditude ordinaire, la mairie de son bled a mis en place les démarches administratives en ligne. Je valide le formulaire le jeudi en fin d’après-midi en songeant qu’il nous reste seulement huit jours pour obtenir le précieux sésame qu’est devenue une CNI du point de vue du Pôle Emploi. (...)
Je finis par trouver les horaires d’ouverture de la mairie du micro-bled de Marie. Il va falloir jouer serré, les fenêtres de tir sont particulièrement étroites : deux heures le vendredi et deux heures le mardi. Marie ne recevra sûrement pas son extrait de naissance pour le lendemain, nous avons rendez-vous le vendredi suivant, il ne nous reste que le mardi pour décrocher la preuve qu’elle a bien lancé une procédure d’obtention d’une première carte d’identité. Nous n’avons plus qu’à croiser les orteils pour que la secrétaire de la mairie de naissance ne soit pas en congé maladie ou simplement un peu indolente avec ses mails… On fera le point sur les démarches le mardi suivant, pendant la séance de tatami des nabots.
Ce n’est pas que Marie est spécialement poissarde, non, pas plus que les millions d’autres qui piétinent depuis fort longtemps dans des océans d’ennuis dont la ligne de flottaison monte sans cesse, vague après vague. Au final, elle a tout de même décroché le fameux papier qui nous ouvrira enfin l’accès aux très intouchables conseillers de Pôle Emploi. Dès le samedi matin, sa boite aux lettres lui a rendu l’extrait de naissance et le mardi, elle a pu obtenir une copie de sa demande de CNI. Non, Marie a un karma tout à fait convenable, mais il fallut tout de même que ça merdoie quelque peu aux entournures dans le Photomaton du coin. Quatre euros pour quatre photos et une coupure d’alimentation électrique du secteur avant que la machine n’ait eu le temps de recracher les petits portraits. (...)
on a mis toutes les chances de notre côté. Marie a blindé son dossier, elle a tout pris, même les lettres de la CAF qui hésite entre lui sucrer son RSA, juste le diminuer ou la renvoyer chez Paul (Emploi) sans autre forme de procès. Le nouveau CV met en valeur les compétences acquises dans les vignes et renvoie en bas de page une scolarité manifestement douloureuse. De mon côté, j’ai assuré le steak : mon garagiste préféré a passé sa soirée du mercredi à me nettoyer et me rebrancher au propre tout le système électrique de la R25, histoire que mon tableau de bord arrête de jouer au sapin de Noël à chaque cahot de la route. J’ai même pensé à faire le plein avant de partir, à vidanger soigneusement la vessie de mon thé préféré et à prendre une demi-heure de battement en plus de l’heure de trajet nécessaire pour rejoindre le Pôle Emploi. J’ai même pensé à un trajet encore plus direct et efficace à partir de la rocade du bled en chef. Cette fois-ci, on y croit, on tient le bon bout, on y va !
On arrive avec trois quarts d’heure d’avance et Marie a la vessie plus grosse que le zeppelin Hindenburg la veille de sa célèbre fin. Coup de bol, la porte de l’agence, paumée au beau milieu d’une zone industrielle en friche plantée dans un superbe et désert nulle part, baille légèrement et laisse entr’apercevoir la promesse de commodités modernes et propres. Le hall est vaste et désert, lui aussi, bordé d’une douzaine de portes numérotées et fermées. Les toilettes sont verrouillées, ce qui, de mon point de vue, est le comble du manque flagrant d’hospitalité. Jaillie de la porte numéro cinq, une jeune femme se positionne derrière le pupitre qui trône au milieu du hall et nous invite à enjamber la ligne de jaune de confidentialité dont on se demande à quoi elle peut servir dans ce grand vide humain.
"Ha, je vous reconnais ! Vous êtes le rendez-vous raté de la semaine dernière !"
(...)
Au fond, à contre-jour d’une fenêtre, trône un écran plat sur lequel une énorme fenêtre d’alerte Windows indique qu’il y a manifestement quelque chose de bugué au royaume du film informatif de Pole Emploi. Il faut 20 bonnes minutes pour remplir le formulaire. Et on laisse des trous, pour toutes les fois où nous ne sommes pas sûres de la réponse. Une mauvaise case mal cochée, une date plantée et c’est, au mieux le dossier à se remanger, au pire des droits qui sautent. (...)
"Vous avez vu ma collègue du pôle indemnisation ?"
"Heuu… non."
"Ha bon, je ne peux pas vous prendre, veuillez ressortir."
Marie se marre doucement. Retour dans le hall encore et toujours désert sous l’œil hémisphérique des caméras de surveillance qui n’ont que nous à mater.
"Je me demande ce qu’ils ont fait des chômeurs."
"Pardon ?"
"Ben, y a quelques années, quand tu venais par ici, c’était des files d’attente à n’en plus finir, des salles d’attente combles, des tickets pour attendre son tour, un accueil débordé par des gens dans la mouise. Et là, en pleine crise de l’emploi, avec des chiffres du chômage qui exposent, on a de grands halls vides où il y a plus de conseillers que de chômeurs. À la limite, ça fout un peu les jetons, toute cette absence. Tu te dis que les gens viennent s’inscrire et qu’ensuite, ils les descendent derrière le bâtiment, pour apurer les listes et faire du chiffre."
Marie sourit. Je crois qu’elle commence à s’habituer à ma manière toujours un peu tordue de voir les choses. (...)
une époque, c’était le conseiller qui expliquait les démarches à faire, le B.A.-BA de la survie à Chomduland. Maintenant, la technologie tient à distance les chômeurs de ceux qui sont censés les accompagner : serveur vocal, site internet, télécandidatures, vidéo buguée en boucle automatique. Ou comment gérer toujours plus de misère avec toujours moins de moyens. Efficacité et bâtiments vides. Les exclus dialoguent avec des bornes aveugles. (...)
Bilan (provisoire) de l’opération "Marie s’est fait sucrer le RSA" : 280 km pour l’inscription, 140 de mieux d’ici un mois pour éviter la radiation, un CV en deux exemplaires que personne n’a regardé ou même réclamé, un tableau de bord réparé et une roue crevée !