
Désert Arabique, dans l’est égyptien. Les Abaddeh ont subi les soubresauts du dérèglement climatique, de la « modernité », des politiques étatiques. Au point de devenir, au cours des dernières décennies, des étrangers dans leur propre pays.
« Je suis un natif du désert », explique Cheikh Karamallah Amer Al-Abadi, un homme de près de 60 ans. Il parle du désert Arabique, dans l’est égyptien, là où sa tribu, les Abaddeh, est établie depuis des centaines d’années pour faire paître ses troupeaux. Bien avant d’en être chassée par le changement climatique et les pluies devenues rares au milieu des années 1970, puis par l’État lui-même au début des années 2000, pour lancer des projets d’investissement. Les aléas de la vie ont fini par mener les Abaddeh vers les sentiers de l’orpaillage pour subvenir aux besoins de leurs enfants. (...)
Une époque disparue
Des décennies durant, les membres de la tribu ont vécu en transhumance d’une vallée à une autre dans le désert avant que les difficultés de la vie ne les contraignent à tenter de se sédentariser. Mais cette sédentarisation, tout comme l’eau, s’est avérée un mirage. Tantôt ils partaient à cause du manque d’eau qui les poussait à abandonner derrière eux toute une vie reçue des anciens et tantôt c’était l’État dont ils sont pourtant ressortissants qui les en chassait au point de leur faire oublier l’activité agricole qu’ils avaient apprise. (...)
« C’était une époque où il y avait de la pluie et où la région était prospère ». Cheikh Karamallah était, avec son père, berger dans le vaste désert. Puis les pluies ont commencé à se faire de plus en plus rares et le pâturage est devenu impossible. Les troupeaux des Abaddeh ont été décimés du fait de la sécheresse. Un des membres de la tribu, membre du Majlis Ach-Choura (Assemblée consultative) à l’époque, est parvenu à conclure avec l’État un accord pour la construction d’un village à Wadi Kherit et sauver les Abaddeh à qui l’on a attribué des maisons et des lots de terrain pour les aider à se sédentariser.
De fait, l’État a bien distribué 1400 feddans (588 hectares) dans la région de Wadi Kherit pour un droit de jouissance attribué à 500 familles des Abaddeh en 1973. Au début des années 1980, la région qui dépendait de la mer Rouge a été rattachée au gouvernorat d’Assouan. Mais cette vieille tribu ne se limitait pas à 500 familles, et beaucoup d’entre eux sont restés sans domicile. « Le monde nous est devenu trop étroit », dit Cheikh Karamallah.(...)
Souleimane, 28 ans, de la même tribu, vit dans un village qui compte un grand nombre d’Abaddeh du nord-est d’Assouan. Ils ne savent ni lire, ni écrire, l’État ne s’est pas soucié, jusqu’à un temps récent, d’y construire une école, dit-il. Pas plus qu’il n’a veillé à leur donner les moyens d’y vivre, comme c’est le cas des autres habitants du sud. Les Abaddeh qui n’ont pas choisi l’exode vers les villes ne bénéficient pas de recrutements dans la fonction publique, ils n’ont pas de pensions de retraite ni de terre à cultiver. (...)
Dans son travail de chercheur d’or, Souleimane est passé par des moments durs ; des amis à lui ont trouvé la mort dans le désert, enterrés sous les décombres des mines, ou bien ils sont morts de soif dans l’attente d’approvisionnements qui ne sont pas arrivés à temps. Durant les semaines passées dans le désert, ils étaient pourchassés par les gardes-frontières et ils fuyaient les hyènes qui les entouraient. (...)
Les Soudanais, notamment la tribu des Bichari, ont hérité leur savoir-faire en matière de prospection de leurs ancêtres du royaume de Kouch
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. Ils l’ont transmis aux enfants de la tribu avec qui ils ont des liens de parenté. Cette région, ajoute Abou Moumen, est très sensible, c’est une zone frontalière, les gardes-frontières et les services de renseignement sont très présents en raison du développement du trafic d’armes, de drogue et même de la traite des êtres humains. Travailler dans ces régions est donc fort risqué. (...)
En quête d’une vie décente, les tribus des Abaddeh et des Bichari se sont engagées dans l’exploration aurifère en 2011, mais l’État va les entraver une nouvelle fois en créant la Shalateen Mineral Resources Co en 2014. Cette société a proposé aux membres de la tribu de coopérer en leur attribuant des permis d’exploration contre de fortes taxes sur l’or qui peuvent atteindre jusqu’à la moitié des quantités extraites, sans aucune garantie. Une offre que les intéressés ont qualifié d’impôt exorbitant.
La plupart des Abaddeh refusent totalement de coopérer avec l’État dans la prospection aurifère, explique Abou Moumen, car ils ont la conviction que « les biens de leur terre leur reviennent ». Et ce « bien », ils ne l’obtiennent qu’au prix de grandes difficultés et dans des conditions extrêmes en raison du manque de moyens matériels et de la pénibilité du travail manuel dans le dur environnement du désert. (...)
L’histoire des Abaddeh n’est qu’une illustration de la mise à l’écart des autochtones marginalisés par le gouvernement qui cherche à profiter de leurs terres, estime Ahmed Zhazha, ingénieur urbaniste du groupe 10 Tooba (Applied Research on Built Environment).
La situation vécue par les Abaddeh s’est maintes fois répétée. (...)
L’article 78 de la Constitution égyptienne garantit aux citoyens le droit à un logement décent, sûr et sain, afin de préserver la dignité humaine et de réaliser la justice sociale. Il engage également l’État à « élaborer un plan national pour le logement qui tienne compte de la spécificité de l’environnement, veiller à ce que les initiatives individuelles et coopératives contribuent à sa mise en œuvre, organiser l’utilisation des terres de l’État, et leur fournir les services essentiels. »
La réalité sur le terrain est totalement différente. Les efforts du gouvernorat d’Assouan, en coordination avec les forces armées, se limitent à organiser de temps à autre des caravanes sanitaires et à envoyer des produits alimentaires ; de même que des véhicules des services de l’état civil pour enregistrer les citoyens qui ne disposent pas d’une carte d’identité. (...)