
Emmanuel Macron se défend d’être le président des riches, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot relèvent le défi de lui donner tort dans un livre à la croisée des chemins entre sociologie et politique : Le président des ultra-riches. Un décryptage minutieux des gains obtenus par les grandes fortunes au cours des premiers mois du quinquennat d’Emmanuel Macron donnant une idée claire du retour sur investissement, pour le gotha français, de cette accession éclair au pouvoir de l’ancien ministre de l’économie de François Hollande. Une plongée dans le monde de l’oligarchie où tous les coups sont permis pour faire fructifier les intérêts de la classe dominante au détriment de l’intérêt général. Mr Mondialisation est allé à la rencontre de Monique Pinçon-Charlot, à Paris, pour un entretien exclusif.
Les difficultés sont de plusieurs ordres et finissent par créer un système qui verrouille complètement la possibilité de travailler sur la classe dominante. Lorsqu’en 1986, Michel et moi avons décidé de lancer une sorte de boulevard de recherche sociologique sur la bourgeoisie, nous avons tout de suite senti un manque d’enthousiasme, de la part du CNRS comme de nos collègues chercheurs. D’un seul coup, nous avons eu beaucoup de mal à trouver des financements, nous avons dû piocher dans nos propres salaires pour couvrir les frais liés à notre première enquête.
Il y a également eu une réception critique de nos travaux dans le milieu universitaire, avec des reproches personnels, en questionnant notre sérieux scientifique par exemple. Ce qui nous a beaucoup étonné, car jamais par le passé nous n’avions eu à essuyer ce genre de critique. D’une manière générale, l’accueil très frais qui nous a été réservé montre que le sujet est sensible même dans le monde de la sociologie. (...)
L’accueil dans la bourgeoisie a été véritablement formidable. À la suite de la publication de notre premier livre, nous avons reçu un appel d’un membre du Jockey club nous invitant à poursuivre nos travaux en collaboration avec sa classe sociale à la condition de ne pas mettre de pseudonyme. « Nous aimons nos patronymes familiaux » nous a-t-on dit. C’est vous dire si, du côté de la grande bourgeoisie, l’enthousiasme été au rendez-vous. De là s’est créé un sorte de partenariat informel entre ces membres de la bourgeoisie et nous, nous permettant de décortiquer cette classe sociale en son sein, ce qui constitue une richesse exceptionnelle pour les sociologues que nous étions. Cette collaboration a cessé après la publication du Président des riches où ils ont compris les connexions que nous faisions entre les divers éléments que nous avions pu collecter au cours de nos enquêtes, et le caractère sulfureux que pouvait constituer notre travail pour eux. Une fois notre devoir de réserve levé par notre départ à la retraite, nous avons orienté nos recherches sur le champ politique. Dès lors, nous sommes apparus bien moins sympathiques à leurs yeux. C’est donc tout naturellement que la collaboration a pris fin. (...)
la dernière forme de richesse, la plus importante sans doute, est la richesse symbolique. C’est celle qui se lit sur la tenue des corps – il y a une différence flagrante entre les corps fatigués des habitants de quartiers populaires et les postures élégantes et sculptées des habitants des beaux quartiers – ou sur le prestige du nom de famille. C’est également une richesse engrangée grâce à la possession d’un château classé monument historique par exemple. Cette dernière forme de richesse est sans doute la plus perverse, car c’est celle qui permet l’acceptation de la domination par les dominés eux-mêmes. Le corps bien entretenu d’un grand bourgeois lui donne l’apparence d’un être d’une nature différente du commun des mortels, ce qui finalement justifie sa position de dominant. Il y a véritablement l’idée répandue dans la grande bourgeoisie qu’ils ne sont pas de la même essence que le reste de la population, ils ont le sentiment d’une supériorité totale et naturelle. C’est finalement la vieille croyance du sang bleu, récupérée de la noblesse, qui s’est perpétrée à travers les siècles. Dans leurs esprits, ce sont davantage ces qualités naturelles qui expliquent leur réussite que leur situation patrimoniale initiale. (...)
C’est une classe sociale qui a réellement conscience d’elle-même et de ses intérêts. Il y a un travail de cooptation constant, par exemple dans les cercles privés où, comme je l’ai dit, des hautes personnalités de secteur qui n’ont rien à voir au premier abord – la finance, la politique, la justice, les médias – se rencontrent et cherchent à favoriser les intérêts des uns et des autres. C’est donc un univers tissé de réseaux divers et variés. Il ne s’agit en aucun cas d’un monde individualiste, bien au contraire. C’est là toute la force de cette classe, elle œuvre sans cesse à la perpétuation de sa position dominante dans l’espace social. (...)
Il y a eu beaucoup de très généreux donateurs lors de la campagne d’En Marche. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le retour sur investissement a été très intéressant. En transformant par exemple l’ISF en impôt sur la fortune immobilière, les grandes fortunes ont réalisé des gains considérables quand on sait que 97 % de leurs fortunes sont constituées d’actifs financiers. (...)
Désormais, les revenus du capital sont imposés à un niveau forfaitaire en dessous de la première tranche des salaires. Le coût de cette flat-tax est estimé par certain à 10 milliards d’euros pour le contribuable. Ce ne sont là que deux exemples parmi tant d’autres des mesures d’Emmanuel Macron en faveur des plus riches. (...)
Dans nos colonnes, François Ruffin analysait la séquence des Gilets jaunes comme une période d’accélération de la conscience de classe. Partagez-vous son point de vue ?
Je partage en effet son analyse. Nous qui fréquentons beaucoup les réseaux militants, très institutionnalisés, nous déplorions une certaine forme de mollesse collective. Ce n’est pas un reproche, nous-même, de par notre devoir de réserve inhérent à notre statut de chercheurs au CNRS, nous ne pouvions pas vraiment être aussi offensifs que nous l’aurions voulu. C’est parfois le résultat de l’arbitrage entre ses convictions et ses intérêts personnels. Mais toujours est-il que l’irruption des gilets jaunes dans la contestation, passant outre tous les organes de contestation traditionnels, a été très bénéfique. Très vite, on les a vus attaquer la bourgeoisie, les lieux de pouvoir. Il se sont énormément cultivés sur l’oligarchie, les rond-points ont fonctionné comme de véritables universités populaires et on a senti qu’il y avait chez les gilets jaunes une envie vivace de comprendre le monde. Ils ont investi les beaux quartiers et la bourgeoisie a réellement eu peur. Il n’y a qu’à voir comment le mouvement a été maté par les forces de police, c’est le signe d’une perte de maîtrise et d’une envie de faire cesser la colère au plus vite. Je pense que quelque chose de décisif s’est passé à ce moment là. Ceux qui annoncent la mort du mouvement ne l’ont finalement pas vraiment compris. Je crois que l’on a pas fini d’entendre parler des gilets jaunes. (...)
La vigilance oligarchique doit être exercée par chacun là où il habite et là où il travaille.
Il faut contester le pouvoir des capitalistes les plus nocifs sans modération et les faire vivre sur le pied de guerre. Organiser ses loisirs et se promener dans les endroits chics aident à comprendre l’ampleur des inégalités. Ne pas hésiter comme l’ont fait « les gilets jaunes » à manifester dans les beaux quartiers, ce n’est pas interdit ! Méfions nous de la timidité sociale et osons dire notre grande colère contre tous les méfaits de l’enrichissement sans fin de quelques uns au détriment du plus grand nombre.