
Le projet Aadhaar, porté par le gouvernement indien, a déjà numérisé les empreintes digitales, les iris et le visage de plus d’un milliard d’habitants. Objectif annoncé : intégrer l’ensemble des Indiens dans les registres de l’administration, ce qui faciliterait la redistribution d’aides sociales. Mais le système éveille les craintes d’une surveillance de masse destinée, un jour, à contrer toute contestation sociale ou politique. Dans le même temps, les acteurs de ce secteur en pleine expansion, comme l’entreprise française Safran qui a raflé le marché indien, exportent leurs systèmes de fichage biométrique sur tous les continents.
Mégaphone à la main, un chef de village interpelle la population. Demain, leur explique-t-il, des hommes viendront de New Delhi avec du matériels high-tech, inconnus de bien des paysans indiens : un scanner d’iris, un enregistreur d’empreintes digitales, un appareil photo et un ordinateur portable. Une maison a été réquisitionnée pour l’occasion. Les villageois devront s’inscrire et passer entre les mains de cette équipe envoyée par le gouvernement, sous peine de ne plus percevoir les aides qui leurs sont attribuées. « Cela fait mal ? Pourquoi doit-on s’inscrire ? », interrogent certains. Le lendemain, une longue file d’attente s’étire.
Il s’agit de la plus vaste opération d’enregistrement biométrique du monde, concernant 17% de la population mondiale ! (...)
Un marché de 850 millions d’euros raflé par Safran
Les empreintes digitales et des iris peuvent être collectées à partir de l’âge de 5 ans. La photo n’est efficace qu’à partir de 15 ans. De nombreuses maternités ont ouvert leurs portes à ces « registrars » chargés de la collecte des données. Les nouveau-nés y sont scannés dès leur naissance. Les bébés reçoivent un numéro indépendant rattaché à la carte des parents jusqu’à l’âge de 5 ans. Ils devront ensuite se plier à une mise à jour biométrique jusqu’à 15 ans.
Le coût de cette gigantesque opération est estimé à 850 millions d’euros. C’est une entreprise française, Safran, qui a gagné le marché (...)
Ce recensement numérique, lancé en 2010, va bon train. En six ans, un milliard d’identités digitales ont été créées, au rythme d’un million d’enregistrements par jour. Les 250 millions d’Indiens restants devraient intégrer la colossale base de données d’ici avril 2017. « À titre de comparaison, à ce rythme, la population française aurait été enregistrée en deux mois », déclarait fièrement un cadre de Safran. Les données biométriques seront stockées dans les serveurs de l’Autorité d’identification unique de l’Inde (UIDAI) à Bangalore. De quoi faire pâlir d’envie des agences de renseignements comme la NSA américaine... (...)
Les dirigeants du pays justifient l’opération au nom de la lutte contre la corruption et le vol. Le gouvernement de New Delhi souhaitait également donner une existence officielle à des millions d’Indiens inconnus des registres administratifs. L’héritage de l’ancienne puissance coloniale britannique avait eu pour conséquence l’absence de carte d’identité dans le sous-continent.
L’inscription à Aadhaar s’accompagne de la création d’un compte bancaire. En avril 2016, 250 millions de comptes en banque avaient été ouverts, servant notamment à percevoir les allocations destinées aux personnes enregistrées. L’État indien verse 45 milliards d’euros par an d’aides sociales à 400 millions d’Indiens vivant avec moins d’un dollar par jour. Des aides pour prendre le train mais également pour acheter, via des magasins d’État, des produits de base ou des sources d’énergie.
Des recours d’ONG examinés par la Cours suprême
À l’origine du projet, Nandan Nilekani, le richissime PDG de la société informatique Infosys. C’est lui qui a poussé les gouvernements successifs à financer Aadhaar. (...)
Un an après avoir déclaré que l’inscription Aadhaar devait être basée sur le volontariat, la Cour suprême indienne examine plusieurs recours depuis le 7 octobre 2016. Dans le collimateur de plusieurs ONG et associations, la légalité de cette collecte de masse, les violations potentielles de la vie privée, et le caractère obligatoire ou non de l’inscription sur la base.
Surveiller la population ?
Les 140 millions d’utilisateurs de gaz subventionné, très utilisé en bonbonnes pour la cuisine dans les endroits non reliés à un réseau, doivent obligatoirement fournir leur numéro Aadhaar depuis le 30 novembre 2016. La Société indienne du pétrole a même ouvert des centres d’enregistrement pour recenser les personnes qui n’ont pas encore été scannées. Plusieurs États de la fédération ont cependant refusé de conditionner la subvention à l’enregistrement des données.
Plusieurs universités exigent également le précieux sésame biométrique pour pouvoir s’inscrire, bénéficier d’une bourse, ou obtenir son diplôme. La compagnie des chemins de fer compte également demander l’inscription à Aadhaar en cas d’achats de billets à tarif réduit. L’engouement est tel que mêmes les prêtres s’y sont mis. Des religieux du temple de Devta Chitai Golu demandent aux futurs mariés de présenter préalablement leur carte biométrique. (...)
Les agences gouvernementales pourront obtenir un accès à toutes les données si la sécurité nationale est en jeu. Une annonce survenant après une série de manifestations étudiantes dans tout le pays. Les ONG redoutent que les autorités indiennes se servent des données pour surveiller la population afin d’endiguer toute contestation sociale et politique. Autre motif d’inquiétude, la sécurité des données. Le vol des données personnelles d’un demi-milliard d’utilisateurs de Yahoo en septembre a ravivé les réticences. (...)
Les réfugiés de guerre n’échappent pas non plus à l’enregistrement biométrique. IrisGuard, une entreprise jordanienne, a mis en place un système de scanning de l’iris dans un supermarché du camp d’Azraq, qui accueille 30 000 réfugiés syriens dans le désert jordanien. Une fois l’oeil reconnu, le système déduit le montant des courses de l’allocation mensuelle accordée aux réfugiés par le Programme alimentaire mondial.
85% de réfugiés syriens qui vivent dans les villes jordanienne utilisent ainsi la reconnaissance oculaire pour retirer leur allocation. Décriée il y a encore quelques années (lire notre article ici), le fichage biométrique massif et l’amalgame entre citoyenneté – la carte d’identité – et données bancaires ou commerciales, est désormais un marché lucratif. (...)