
À l’occasion de la « journée du tchékiste », Mediapart a interrogé une quinzaine d’agents ou chercheurs pour comprendre pourquoi les services de renseignement russes sont tenus en échec en Ukraine. Des ratés devenus récurrents ces dernières années. Le mythe du KGB a-t-il vécu ?
(...) Le découpage des services secrets à l’ère post-soviétique est simple, en théorie.
- Au FSB (Federalnaïa sloujba bezopasnosti Rossiyskoï Federatsii, l’héritier du KGB), la sécurité intérieure, la lutte antiterroriste et le contre-espionnage.
- Au SVR (Sloujba vnechneï razvedki), le renseignement extérieur.
- Au GRU (Glavnoe razvedyvatel’noe upravlenie), le renseignement militaire.
Bien que le FSB soit un service de sécurité intérieure, au même titre que le FBI (Federal Bureau of Investigation, États-Unis) ou la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure, France), il a obtenu le droit de mener des opérations à l’étranger à la fin des années 1990, dans les pays que son directeur de l’époque, un certain Vladimir Poutine, considérait comme faisant toujours partie de la sphère d’influence de la Russie. (...)
650 enquêtes ouvertes pour trahison
Avant même de débuter sur le champ de bataille, une guerre – secrète – a opposé les services de renseignement russes et ukrainiens. Une guerre entre frères ennemis. Le SBU ukrainien est un descendant direct du KGB. Il occupe d’ailleurs son ancien siège à Kyiv, est structuré à la manière de son prédécesseur soviétique. Et, avec 27 000 agents, ses effectifs sont cinq fois plus nombreux que ceux de la DGSI. Tout sauf un parent pauvre. Il bénéficie, de surcroît, du renfort des agences de renseignement occidentales, celles des États-Unis en tête.
Le docteur Paul Maddrell, historien britannique à l’université de Loughborough, veut y voir le signe de la défaite des Russes : « Ils font la guerre à l’Ukraine mais aussi aux services de renseignement américains, anglais, français, etc. Donc ils vont échouer. »
Cette coopération internationale n’a pas empêché les cafouillages et les erreurs d’analyse. Les services de renseignement des États-Unis criaient depuis des mois que Poutine allait envahir l’Ukraine mais avaient sous-estimé la capacité de l’Ukraine à résister. De leur côté, les services ukrainiens ne croyaient pas aux alertes américaines, au vu de ce que leur rapportaient leurs propres espions à propos des troupes russes amassées de l’autre côté de la frontière, avec des soldats qui troquaient du carburant contre de l’alcool… (...)
Mais ces erreurs conjoncturelles n’ont pas l’épaisseur de celles, qui semblent structurelles, de l’appareil de renseignement russe. Selon l’article précité du Washington Post, le FSB était en possession de sondages établissant que la population ukrainienne ne réserverait pas bon accueil à l’envahisseur et était même prête à prendre les armes, ce qui n’a pas empêché le FSB d’écrire le contraire dans ses notes transmises au Kremlin.
« C’est là un phénomène souvent constaté dans les régimes autoritaires où personne n’ose contredire le chef, souligne Olivier Schmitt, professeur au Center for War Studies, au Danemark. Les agents qui dépendent de son bon vouloir pour leur propre sécurité et leur richesse ont tendance à s’auto-intoxiquer et avoir un biais de confirmation. »
Un biais qui n’aurait pas été partagé par tous les services russes, comme le détaille le doctorant Cyril Gélibter, qui boucle un article sur le sujet. « Deux branches du FSB ont recruté des sources dans le cadre des préparatifs de la guerre : le DOI et la direction du renseignement des gardes-frontières du FSB. En revanche, Sergueï Narychkine, le patron du SVR, n’était pas du tout favorable à une invasion. C’est d’ailleurs sans doute pour cette raison que Poutine l’a humilié publiquement trois jours avant le début des hostilités. »
Un ancien du contre-espionnage français, qui a commencé sa carrière dans la section « Russie » à la DST, souligne de son côté « la finesse » des agents du SVR, formés dans les écoles les plus prestigieuses, cultivés et diplomates. Et surtout « meilleurs connaisseurs de leurs cibles ainsi que des univers dans lesquels ils évoluent ». (...)
Il existe une donnée chiffrée qui permet de mesurer l’activité du renseignement russe en Ukraine. Au cours de l’été, le gouvernement de Zelensky a reconnu que 650 enquêtes pour trahison ont été ouvertes. Plus de 800 personnes seraient soupçonnées d’avoir participé à des opérations de repérage ou de sabotage. Parmi lesquelles, plusieurs hauts gradés du SBU... dont le chef de l’agence à Kherson, qui a ordonné à ses hommes d’abandonner leurs postes alors que les forces russes inondaient la région, tandis qu’un subalterne transmettait à l’armée russe des cartes indiquant l’emplacement des postes de défense antiaérienne de la région.
Il y a même eu, d’après le département du Trésor américain, un réseau d’agents dormants qui, à l’approche de la guerre, a volé des fichiers internes au SBU représentant un « intérêt opérationnel ». La nuit précédant l’invasion, un des membres du réseau a bloqué la diffusion d’informations avertissant que les forces russes basées en Crimée étaient sur le point d’attaquer.
Enfin, ils ont conspiré pour promouvoir un complice à la tête du département de contre-espionnage du SBU… Ledit complice sera finalement arrêté en juin en Serbie avec de l’argent liquide et des pierres précieuses d’une valeur supérieure à 700 000 euros.
L’ampleur de l’infiltration russe au sein du SBU va conduire le président Zelensky à limoger le patron du service, pourtant un ami d’enfance, pour son incapacité à « nettoyer » l’agence de ses taupes. Ce qui fait dire à Olivier Schmitt : « Sur les missions de subversion, sabotage, recrutement, les espions russes ont fait leur travail. »
Mais cela ne sera pas suffisant pour éviter le fiasco. Igor Kovalenko se retire en Russie, avec un doigt cassé et passablement inquiet. Sur des écoutes interceptées par les services ukrainiens, il envisage de déménager, de changer de téléphone, de vendre ses voitures. Fin mai, il annonce devoir retourner en Ukraine, son interlocuteur pousse alors un juron. Depuis, les services ukrainiens sont sans nouvelle de celui qui avait pour mission de les déloger. (...)