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Reporterre
En luttant contre les pirates, l’armée protège la surpêche
Article mis en ligne le 30 décembre 2021

Les navires occidentaux sont régulièrement escortés par l’armée le long des côtes africaines où la piraterie est fréquente. Parmi ces bateaux, d’énormes bâtiments de pêche qui vident ces eaux de leurs poissons, contribuant à pousser des pêcheurs locaux vers cette « guérilla maritime ».

60 % de la population mondiale vit à moins de 60 kilomètres du littoral. Ce chiffre devrait passer à 75 % dans les trente années à venir. Une partie importante de l’humanité dépend donc de la mer pour sa sécurité alimentaire et sa stabilité économique. Mais que se passe-t-il quand l’océan se vide de ses poissons ? En quoi l’effondrement de la biodiversité marine peut-il être un facteur de déstabilisation et générateur de conflits ? En quoi la surpêche et l’épuisement des stocks halieutiques peuvent-ils générer de la piraterie ?

Interpol, l’organisation internationale de police criminelle, a créé une sous-direction de la sécurité environnementale, qui constate que la pêche illégale « met en péril la durabilité des ressources biologiques qui menace la stabilité économique, sociale et politique des communes côtières ».

Un lien entre surpêche et piraterie (...)

La piraterie est un phénomène résiduel ancien qu’on retrouve dans toutes les mers du monde. Mais des études « qui retiennent toute l’attention de l’armée », selon le service de communication de la marine nationale interrogé par Reporterre, tendent à établir un lien entre surpêche et piraterie.

Dans un rapport de l’UNDOC, l’Office des Nations unies contre le crime et la drogue, financé par le ministère des Affaires étrangères du Danemark [2], on peut lire que dans le golfe de Guinée, l’explosion des actes de piraterie a un lien avec la dégradation de l’environnement et la surpêche. En effet, 60 % des espèces de poissons présentes dans le golfe de Guinée se reproduisent dans le Delta du Niger, endroit ravagé par l’industrie pétrolière. Outre que cette pollution met en péril la santé des habitants, elle détruit leurs moyens de subsistance au premier rang desquels, la pêche. Le rapport note ensuite que le mode opératoire des pirates laisse penser que ceux-ci sont d’anciens pêcheurs [3]. Ce que confirment des sources sur place : après la destruction de leur moyen de subsistance, beaucoup de pêcheurs se sont tournés vers une activité criminelle. (...)

En 2011 le marin a suivi une formation antipiraterie d’un mois à Lorient, comportant des cours sur le maniement des armes, les protocoles à suivre en cas d’attaque et une brève présentation des objectifs de la mission. « C’était très rudimentaire : pourquoi la France était-elle présente dans ces eaux ? Qui sont les pirates ? Et quelques éléments sur le contexte de la région ? J’ai découvert plus tard que ce qu’on nous avait présenté était la vision de l’armée, pas ce que j’ai vu. » (...)

« C’était surréaliste : le bateau de pêche s’était transformé en forteresse », déclare Loïc. (...)

Loïc passait ses journées à scruter l’horizon sans que rien ne se passe. « Forcément, je me suis mis à regarder les pêcheurs travailler. » Le thonier sur lequel opérait Loïc a reçu cette année-là une distinction accordée au bateau qui rapporterait le plus gros tonnage. « La salabarde, une sorte de grande épuisette pour ramener le poisson à bord, peut soulever 7 tonnes. En tout, le bateau avait un tonnage de 1 200 tonnes. À remplir en un mois et demi. Quand tu vois ça, tu te demandes si vraiment on va vider les océans. C’est typiquement le genre de bateau qui est montré du doigt quand on parle de surpêche. »

Dans la salabarde, les thons sont mélangés avec d’autres espèces, dont certaines sont protégées (requin, dauphin, raie manta, poisson lune). « Il y a un protocole de remise à l’eau, mais les pêcheurs ne le suivaient pas. Certains en profitaient même pour récupérer les ailerons de requins. » Pour ne pas s’encombrer de déchets, les pêcheurs jetaient tout par-dessus bord. « Un jour, un mécanicien a balancé un fût d’huile hydraulique dans l’océan. » Et de poursuivre ironique : « Moi, j’étais là sur le pont avec mon écusson bleu-blanc-rouge. J’ai mieux compris pourquoi, à la formation, on m’avait parlé du devoir de réserve et de clause de confidentialité. » (...)

« Les "intérêts de la France" ce jour-là, c’était de vider les océans ? »

Loïc s’est rendu compte que sa mission n’était pas que dissuasive. « Je pouvais aussi potentiellement tuer. » Cela a été le déclic : « Mais tuer qui ? Et pour défendre quoi ? Les "intérêts de la France" comme on te le rabâche tout le temps, ce jour-là, c’était de vider les océans ? Le mec en face avait probablement mon âge et devait peser 30 kilos de moins que moi. Si j’étais Somalien, bloqué entre la sécheresse et la famine d’un côté, et le manque de poisson de l’autre, qu’est-ce que j’aurais fait ? Notre présence dans ces eaux était totalement illégitime. » (...)

toutes les flottes militaires se sont retrouvées au large des côtes de Somalie pour sécuriser les navires en transit et par là leur flotte de pêche. Frégates, hélicoptères, commandos… « Cette mise sous tension du commerce maritime international, support fondamental de la globalisation, est infligée par un petit groupe d’à peine 2 200 hommes », écrit le chercheur Jean-Michel Valantin, auteur de Géopolitique d’une planète déréglée (Seuil, 2017). On ne peut que constater la profonde asymétrie entre ce déferlement militaire et une « armada d’anciens pêcheurs, pauvres parmi les pauvres, capable de déstabiliser le commerce maritime international », poursuit-il.

Bien que les facteurs soient multiples, il est indéniable que le pillage des océans par des navires-usines et l’épuisement des stocks de poissons qui en résulte génèrent une déstabilisation des populations locales. (...)

C’est le cas des Sénégalais, dont le pays est touché par la surpêche, et que l’on retrouve sur les flottes du monde entier. (...)

Dans un entretien réalisé en 2008 par téléphone par le New York Times, un pirate déclara, alors que ses compagnons et lui venaient de détourner un cargo ukrainien : « Nous considérons comme des bandits de la mer ceux qui pêchent illégalement et déversent des déchets dans nos mers […] Nous patrouillons simplement sur nos mers. Considérez-nous comme des gardes-côtes. » Des informations confirmées par des études : entre 2012 et 2016, les bateaux industriels étrangers auraient passé 90 % de leur temps dans des zones leur étant interdites.

L’effondrement d’un État à même de faire respecter ses frontières a amené toutes les flottes de pêche industrielle du monde à violer la souveraineté des eaux somaliennes. Cela explique aussi la popularité de la piraterie auprès des populations locales [4]. Pour Jean-Michel Valantin, « la guérilla maritime est le support de survie qu’ils ont adopté face à l’anthropocène ». (...)

« Je ne veux pas faire d’angélisme », observe de son côté Loïc. « J’avais en face de moi des gens armés qui venaient pour faire une prise d’otage. Mais, ce qui est certain, c’est que dans cette histoire, il n’y a ni gentils, ni méchants. » Quelques mois après son passage sur le thonier, Loïc a définitivement quitté l’armée.