
Les quelques badauds de ce parc parisien ont été un peu surpris lorsqu’Étienne s’est soudainement levé. « Il m’en manque sept, articule-t-il derrière ses lèvres retroussées. Heureusement que je bosse pas pour une marque de dentifrice. » Étienne a 61 ans dont dix-huit passés derrière les barreaux. Sa dentition accidentée est l’un des stigmates d’une longue détention. Car en prison, l’accès au soins relève du parcours du combattant, voire du traitement dégradant. « Un jour, je pars aux ateliers, j’avais la tronche en hamster, grince-t-il en se rasseyant. Le surveillant voit ma gueule et me dit de ne pas me pointer. Ça tombait bien, le dentiste devait venir ce jour-là ; en fait, il est venu deux mois plus tard. Il s’est excusé : “On a trop de boulot.” Moi je crachais du pus, l’abcès s’était crevé tout seul entre-temps. Ma dent était morte. Aujourd’hui encore, je perds des morceaux. »
Incarcéré à la prison de Mont-de-Marsan, dans les Landes, Maxime a, lui, développé un abcès qui a triplé de volume à la suite d’une rage de dents. Pendant de longues semaines, il attend alors de voir un dentiste. Finalement, raconte-t-il d’un ton égal, « j’ai percé l’abcès moi-même, avec un trombone chauffé sur la plaque. Le dentiste m’a dit que c’était dangereux, sauf que je souffrais le martyre. Il m’a finalement enlevé la dent. On m’a laissé avec un trou. » Il relativise son sort : « J’ai vu un mec s’arracher la dent avec une fourchette tellement il avait mal. » (...)
De l’avis de tous les observateurs, les difficultés d’accès aux soins, en particulier spécialisés, sont l’une des violences principales rencontrées par les détenus. En prison, les soins ambulatoires sont délivrés par l’unité sanitaire en milieu pénitentiaire (USMP) installée au sein de l’établissement. Elle s’occupe de la médecine générale et du bucco-dentaire.
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Des dentistes réduits au rôle d’arracheurs de dents
Le cancer de Marc est métastasé est au stade 4, c’est-à-dire inopérable. Le détenu vit ses dernières semaines. Sophie, sa compagne, lui a promis de porter plainte pour, dit-elle, "que plus personne n’ait à subir une telle injustice". Dans un rapport accablant publié mercredi 6 juillet, l’Observatoire international des prisons dénonce ces cancers diagnostiqués trop tard et alerte plus généralement sur le nombre de détenus qui ne bénéficient pas des soins dont ils auraient besoin. Le texte s’inquiète aussi du budget alloué à la santé en milieu carcéral. L’enveloppe est calculée en fonction du nombre théorique de détenus alors qu’on sait qu’il y a en ce moment une surpopulation carcérale de 120%.
L’Observatoire pointe aussi la situation de dentistes sans matériel de radio, réduits au rôle d’arracheurs de dents. Ou bien ces séances de kiné prescrites alors qu’il n’y a pas de praticiens dans la prison et qui sont remplacées par des antalgiques. Beaucoup de détenus eux-mêmes renoncent à se faire soigner. Car sortir de la prison, voir un spécialiste, c’est risquer l’humiliation et la violation du secret médical, comme le raconte Anne Dulioust récemment retraitée après onze ans comme médecin à la prison de Fresnes (Val-de-Marne) : "Les moyens de contrainte qui sont employés, soit les menottes soit la ’laisse’ [une entrave au niveau abdominal], font qu’ils n’ont pas envie d’être vus par le public. Tout le monde les voit passer dans la salle d’attente, accompagnés par les policiers, et ils préfèrent ne pas être soignés que d’être vus dans ces conditions qu’ils jugent dégradantes."
"Certains surveillants d’escorte se sentent ’investis d’une mission’ et restent pendant la consultation. Moi, je l’ai vu pour des femmes qui se sont plaintes après un examen gynécologique réalisé en présence d’un surveillant homme." (...)