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Envoyés en prison comme 440 autres Gilets jaunes, ils racontent
Article mis en ligne le 18 septembre 2019

Selon le ministère de la Justice « environ 440 » Gilets jaunes ont été incarcérés. Fouilles à nu, absence d’intimité et solidarité entre détenus : Stéphane, Anaël, Maria et Antoine racontent leurs séjours en cabane.

Lundi 10 décembre, tribunal de Valence (26) – La décision du juge percute Maria aussi sèchement qu’un crochet au visage. « Placement en détention provisoire. » La femme, en larmes, s’écroule dans les bras de son voisin, Stéphane. Lui, la gueule encore marquée par les coups de la police au moment de son interpellation, encaisse un peu mieux. « J’avais anticipé dans ma tête. » Tous deux sont accusés de violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique.

Retour deux jours plus tôt, à l’occasion de l’acte IV des Gilets jaunes. Ce matin-là, rencard était filé à la Zac des Couleurs, « pour une opé sur un centre commercial de Valence », rembobine Stéphane. Que du classique, sauf qu’en fin de matinée, l’affaire tourne au vinaigre quand les CRS décident de faire le ménage à coups de lacrymos. « On s’est tous mis à courir », raconte la militante communiste, venue de son côté.

Dans la cacophonie, nos deux prévenus aperçoivent deux hommes qui semblent se castagner avec des Gilets jaunes. Pour aider les copains en jaune, Stéphane entre dans la mêlée. « J’ai mis un coup », confesse-t-il. Soudainement, l’un des deux individus, en mauvaise posture, dégaine un flingue et braque les Gilets jaunes. « J’ai paniqué, je me suis dit qu’il allait tirer », déroule Maria. « Mon cerveau s’est mis à fonctionner tout seul. » Dans une tentative désespérée de détourner son attention, elle contourne l’arme et arrache le bonnet du gus. L’altercation ne dure que quelques secondes. C’est au comico quelques heures plus tard que tombe la mauvaise nouvelle : l’individu qui a dégainé est le patron des flics du coin, en civil ce jour-là (...)

Deux cas, parmi une multitude : aucun mouvement social contemporain n’a été autant judiciarisé. Selon la place Beauvau, près de 4.700 Gilets jaunes ont été envoyés devant les tribunaux. [Pour les chiffres détaillés, voir l’encadré en bas de l’article.]

« On a assisté, pendant ce mouvement social, à une submersion du système judiciaire », commente l’avocat, Martin Mechin (...)

« Il y a eu une volonté de la part du gouvernement de casser le mouvement. Le parquet, qui n’est pas indépendant, a mené une politique hyper répressive en proposant des peines lourdes. » (...)

« La prison, ça fait peur, ça fait mal, ça dissuade », soupire l’avocat Raphaël Kempf, qui défend plusieurs Gilets jaunes incarcérés. Antoine a été emprisonné à Fleury-Mérogis. « Ça l’a brisé », raconte son avocat Martin Mechin, quand on l’interroge sur ce dossier. Une souffrance que son client n’évoque pourtant qu’avec pudeur. À mots couverts. « La prison, ça a changé beaucoup de choses », confie-t-il à peine. Presque quatre mois derrière les barreaux, c’est long. Surtout quand on est innocent. Ce qu’il clame. « J’ai beaucoup de colère, mais j’ai mûri aussi, je crois. » (...)

Une fois passées les portes du pénitencier, tout le monde a droit au même cérémonial. « On te retire tes affaires personnelles, ton identité. Tu deviens un numéro », explique Antoine. Suivi d’une fouille minutieuse. « À poil, touche tes orteils, tousse ». « Ils ont même fouillé mes dreads », complète Maria, la « hippie ». Puis placement en cellule. Pour les fumeurs, c’est le moment de la première clope, après 48 heures de manque. C’est aussi le moment de la distribution des paquetages offerts à chaque arrivant. « Dedans, il y a deux draps et une trousse de toilette. T’as pas de coupe-ongles, mais t’as de la cire pour t’épiler. Ça m’a fait marrer », se souvient la militante communiste (...)

Et puis, il y a la télé. En prison, le petit écran, omniprésent, fait office de lucarne sur le monde. Pour Antoine, les nouvelles sont mauvaises. Son affaire tourne en boucle sur les chaînes d’info en continu. Elles annoncent, sans conditionnel, l’arrestation de l’homme qui avait éborgné un flic. « J’ai compris que j’étais déjà coupable médiatiquement. » (...)

« T’as un lit, un bureau, une télé. Et c’est tout. À chaque fois que tu sors, t’es menotté », détaille Stéphane, enfermé à Valence. « Tout est programmé », complète Antoine. « T’as la promenade. Un jour c’est le matin, l’autre l’après-midi. Et le reste du temps, il faut s’occuper. » Dormir le plus possible et tuer le temps. Pas mal de télé, donc. Quelques parties de cartes ou d’échecs. Et parfois, les activités proposées aux détenus. (...)

Pour tous, le statut de Gilet jaune facilite l’intégration. Ils ont plutôt la cote auprès des détenus. « Et quand en plus tu dis que t’es en prison parce qu’on t’accuse d’avoir frappé un commissaire, alors là, pour se faire des copines, il n’y a pas mieux », rigole-t-elle. Mais la situation peut vite changer en cabane. « Ça a été les montagnes russes émotionnelles », complète-t-elle. Après quelques jours, l’administration la prive ainsi d’accès à la bibliothèque (3). « Ça m’a mis un sacré coup. » Depuis sa cellule, Maria angoisse aussi pour son chat et son chien, enfermés dans son appart’ depuis son arrestation (...)

Anaël, lui, détaille son séjour à Fresnes par des phrases courtes et précises. « C’est vraiment délabré. Des cafards, des fourmis. » Et des rats ? « Il paraît », mais il n’en a pas vus. « On a eu beaucoup de solidarité. » À son arrivée, un détenu lui prête des fringues. Un autre, sa plaque chauffante. Aucune colère ne pointe dans sa voix, à peine de l’agacement. 28 jours de trou pour rien, il y aurait pourtant de quoi gueuler. (...)

« Au tribunal, le policier a reconnu que je n’avais peut-être pas frappé son collègue », raconte Maria. Elle écope de neuf mois de prison dont six avec sursis. Elle a choisi de ne pas faire appel. Stéphane est condamné à 12 mois, dont six avec sursis. Pas de mandat de dépôt : ni l’un, ni l’autre ne retourneront en cellule. Antoine, quant à lui, a finalement été libéré le 15 mars, après presque quatre mois de détention préventive. Il est toujours en attente d’un éventuel procès, qui ne se tiendra que si le juge d’instruction estime le dossier suffisamment épais. Vraisemblablement pas avant 2020. (...)

La détention crée des solidarités

Tous se disent marqués, à des degrés divers, par leur séjour derrière les barreaux, et surtout par ce qu’ils y ont vu. « Un jour, je me suis retrouvé avec une sérial killeuse en promenade. Elle se mettait sur des vieux et quand elle était sûre d’être sur leur testament, elle les tuait. Elle avait une aura dans la cour ! Elle marchait genre avec deux détenues, en mode garde du corps », raconte Maria « Une autre, une tox’, avait mis son bébé dans la machine et lancé le programme. Elle était complètement ailleurs. Faut dire, en prison, tu vois toute la misère. La moitié des détenus ne savait ni lire, ni écrire. » Dans l’univers carcéral, les CV des Gilets jaunes détonnent :

« Les filles m’ont dit : “T’as pas le profil pour être là.
 Comment ça ?
 Ben, tu t’exprimes bien…”
J’ai été un peu bluffée de découvrir qu’il y avait un profil pour aller en prison. Il y a très peu de blanches. »

Même genre de remarques pour Anaël. « Tu vois bien qu’en France on met en prison les noirs et les arabes des quartiers populaires. Ils m’ont dit : “Faut que tu parles de ce qu’on vit. Toi t’es blanc, tu passes bien”. » (...)

Depuis leurs sorties, Stéphane, Anaël, Maria et Antoine se sont engagés, chacun à sa manière, aux côtés des détenus. Le premier a monté une « association anti-répression » pour « donner des conseils, aider tous les militants arrêtés. Pas que les Gilets jaunes, ceux qui aident les migrants aussi ». Antoine s’est rapproché de L’Envolée, un collectif qui édite un journal composé notamment de lettres de détenus et anime une émission de radio avec des proches de prisonniers pour maintenir « un lien entre l’intérieur et l’extérieur ». Maria et Anaël s’emploient à alerter sur la situation derrière les murs.