
Tandis que des millions d’individus, notamment issus de l’immigration postcoloniale, subissent au quotidien discriminations et stigmatisation, une part importante de la société française, jusqu’au plus haut sommet de l’État, continue de minimiser l’existence du racisme (...)
Julien Talpin, Hélène Balazard, Marion Carrel, Samir Hadj Belgacem, Sümbül Kaya, Anaïk Purenne et Guillaume Roux rendent compte d’une enquête inédite dans 6 communes populaires en France – de Roubaix à Villepinte en passant par Grenoble ou Vaulx-en-Velin – qu’iels mettent en relation avec des quartiers de Londres, Los Angeles et Montréal. (...)
S’appuyant sur 245 entretiens biographiques avec des habitants et le suivi d’une quinzaine de collectifs antiracistes entre 2015 et 2018 iels reviennent sur la manière dont ces sentiments d’injustice peuvent parfois constituer des étincelles, un ferment de révolte, comme l’ont montré les soulèvements récents contre les violences policières, aux États-Unis et en France. Ce livre témoigne aussi des difficultés des forces de gauche à s’approprier ces questions et à répondre à la politisation discrète exprimée par les habitants. (...)
Ce livre confirme l’ampleur des discriminations, notamment ethno-raciales, et leurs incidences décisives sur les parcours de vie, les sentiments d’appartenance collective et le rapport au politique des habitants des quartiers populaires. En France, des millions de personnes subissent quotidiennement disqualification, micro-agressions et stigmatisation, et occasionnellement des traitements différenciés du fait de leurs origines supposées. L’équipe Trajectoires et Origines a permis d’établir au moyen d’une enquête quantitative de grande ampleur la réalité de ce phénomène[1]. Notre enquête la complète sur le plan qualitatif, renseignant sur les incidences personnelles et collectives des expériences de stigmatisation et de discrimination. Ces épreuves laissent des traces indélébiles sur les subjectivités, conduisant certaines personnes à quitter leur pays pour se prémunir du racisme.
A ce titre, et alors que certains chercheurs considèrent que les sciences sociales offriraient désormais trop de place à ces enjeux[2], il nous semble que cet intérêt croissant tient d’abord à l’urgence de saisir une réalité longtemps invisibilisée dans les recherches, celles-ci ne faisant que refléter son déni par la majorité de la société française. (...)
Si la classe continue évidemment à structurer les trajectoires, nier l’incidence de la race dans les destins sociaux constitue une forme de mépris social exercé par les chercheurs en sciences sociales, qui défendent pourtant une approche compréhensive.
La question n’est pas tant celle de la hiérarchisation des formes de domination, que de l’importance de prendre en compte, de façon intersectionnelle, tous les facteurs – et donc le rôle du genre, de la race et de la classe (mais aussi de l’orientation sexuelle, de l’âge, etc.) dans l’analyse des processus de stratification sociale. (...)
Premier résultat et surprise de notre enquête : si le racisme est évoqué plus spontanément sur nos terrains étrangers, il est mentionné tout aussi fréquemment en France. En dépit d’une construction nationale peu favorable à l’énonciation de ces enjeux, plus de 9 enquêtés sur 10 en France ont fait part d’au moins une expérience de discrimination ou de stigmatisation liée à leurs origines, leur religion supposée ou leur quartier de résidence, évoquant le plus souvent plusieurs expériences. Bien sûr, les contextes nationaux comptent. La question du racisme anti-musulman et de l’islamophobie revient très fréquemment en France et en Grande-Bretagne, beaucoup moins aux Etats-Unis et au Canada, où la part des musulmans parmi les classes populaires est plus faible. Les institutions et espaces de la discrimination ne sont pas toujours les mêmes (...)
L’analyse montre cependant la grande similarité des récits de discriminations à l’embauche, sur le marché du logement, ainsi que ce qui a trait aux micro-agressions vécues au quotidien. Elle montre l’ampleur autant que le poids, dans l’existence des individus, de ces expériences, ceci dans les différents contextes nationaux étudiés. Des deux côtés de l’Atlantique, le racisme, avec les inégalités de classe et de genre, structure le rapport au monde social des minorités.
Le rôle des institutions dans la (re)production des discriminations
Au-delà des morts et des violences les plus manifestes, les relations avec la police sont très tendues dans les quartiers populaires, sur tous nos terrains, français et étrangers. Près d’un tiers de nos enquêtés, quel que soit le contexte national, fait part d’expériences d’insultes, de contrôles d’identité jugés discriminatoires (“au faciès”), de brimades voire de violences physiques dans leurs interactions avec la police. Un sondage récent indiquait qu’un tiers des Français ne se sentait pas en sécurité face aux forces de l’ordre[5]. Cette proportion est certainement plus importante encore parmi les jeunes hommes des quartiers populaires, particulièrement concernés par les interventions policières.
Cette relation très dégradée entre un service public et les citoyens interroge d’un point de vue démocratique[6]. Elle pose aussi un problème spécifique concernant les discriminations : la police devrait en effet constituer la première institution vers laquelle se tourner quand on veut dénoncer un acte raciste ou qu’on s’estime victime de discrimination. Or, du fait de cette défiance, beaucoup d’enquêtés indiquent ne pas déposer plainte – tout particulièrement quand l’acte émane des policiers eux-mêmes, mais pas seulement – considérant souvent que “cela ne sert à rien”. (...)
Le recours à la HALDE, puis au Défenseur des droits, reste par ailleurs très limité. Au final, ce non-recours au droit – bien plus important en France que dans les autres pays où il existe une tradition de juridicisation des problèmes sociaux plus poussée – vient entretenir la résignation et redoubler le sentiment d’injustice.
Il aurait fallu souligner davantage à quel point les politiques publiques mises en œuvre depuis des décennies en direction des quartiers populaires, ainsi que l’histoire plus longue de construction coloniale de l’Etat-nation français, s’avèrent déterminants dans les processus analysés. Si la discrimination a ici été saisie “par en bas”, par l’expérience qu’en font les individus, elle vient souvent “d’en haut”, des institutions et des pouvoirs publics.
on ne peut qu’être frappés par le peu de moyens et d’énergie consacrés aux politiques de lutte contre les discriminations, sur nos terrains comme ailleurs. (...)
Dans notre pays, plus qu’à l’étranger, le racisme et les discriminations sont fréquemment vécus comme un « déni de francité », les individus se voyant renvoyés en dehors des frontières de la communauté nationale. Si les minorités que nous avons interviewées se sentent très majoritairement françaises, elles ont le sentiment de ne pas être perçues comme telles par le reste de la société. (...)
Comment le racisme façonne des appartenances minoritaires
Alors qu’on entend fréquemment « qu’en France les races n’existent pas », au point que le mot ait été retiré de la Constitution en 2018, les pratiques racistes et discriminatoires, tout particulièrement quand elles émanent des institutions, contribuent à façonner des sentiments d’appartenance minoritaires. De fait, nombre d’enquêtés déclarent se sentir davantage « musulmans », « noirs » ou « arabes » que par le passé – ou qu’ils ne le souhaiteraient – du fait d’être si fréquemment renvoyés à ces groupes (...)
La répétition d’expériences stigmatisantes imprime sa marque sur les imaginaires et les façons de se définir, construisant des identifications réactives. Ce phénomène n’empêche pas les individus, au gré de bricolages identitaires, de construire des identités plurielles, fluides, à trait d’union, de Français noir et/ou musulman par exemple, de façon assez comparable à ce qu’on peut observer à l’étranger. Si ces identifications demeurent labiles, loin de constituer une « conscience oppositionnelle » très nette chez les minorités, elles représentent néanmoins un substrat culturel sur lequel pourraient s’appuyer les mouvements sociaux. (...)