
C’est une première. Le ministre de la justice a été mis en examen par la Cour de justice de la République. Il lui est reproché d’avoir utilisé les attributions disciplinaires de son ministère pour régler des comptes avec des magistrats anticorruption avec lesquels il a été en conflit ouvert quand il était avocat.
Tel Créon dans Antigone, Éric Dupond-Moretti s’était pensé « maître avant la loi ». Mais pas après, viennent de lui rappeler des juges de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR), seule juridiction habilitée à poursuivre les délits commis par un ministre dans l’exercice de ses fonctions.
Un an après sa nomination, l’actuel garde des Sceaux d’Emmanuel Macron a été mis en examen, vendredi 16 juillet, pour « prise illégale d’intérêts » après plusieurs heures d’interrogatoire dans les locaux de la CJR, situés à deux pas des Invalides, à Paris.
Il s’agit d’une première dans l’histoire de la République pour un ministre de la justice en exercice. (...)
Il est concrètement reproché à Éric Dupond-Moretti d’avoir utilisé les moyens administratifs de son ministère et ses attributions disciplinaires, sitôt arrivé Place Vendôme l’été dernier, dans le seul but de régler des comptes avec des magistrats anticorruption avec lesquels le ministre a été en conflit ouvert quand il était encore avocat.
Le ministre, dont les avocats contestent tout comportement délictuel, demeure présumé innocent à ce stade de la procédure. « Ses explications n’ont malheureusement pas suffi à renverser cette décision prise avant l’audition. Nous allons évidemment désormais contester cette mise en examen », a expliqué à la presse Me Christophe Ingrain, l’un des avocats du ministre, qui a annoncé le dépôt futur d’« une requête en nullité ».
La nature des poursuites qui pèsent désormais officiellement sur Éric Dupond-Moretti est directement liée à l’exercice de sa charge ministérielle et ne pourrait, en théorie, qu’interroger son maintien au sein du gouvernement. Mais aucune démission du ministre, qui profite toujours du soutien du président de la République, ne semble à l’étude. (...)
Selon BFMTV, Emmanuel Macron aurait même offert lors du dernier conseil des ministres, mercredi 14 juillet, un soutien appuyé à son ministre en affirmant : « La justice est une autorité, pas un pouvoir. Je ne laisserai pas la justice devenir un pouvoir. »
Le Premier ministre, Jean Castex, a de son côté déclaré par communiqué qu’il renouvelait « toute sa confiance » à Eric Dupond-Moretti dès l’annonce de sa mise en examen rendue publique. (...)
Le conflit d’intérêts était d’autant plus patent que le ministre s’était affiché quelques jours plus tôt en vacances, dans les colonnes de Paris Match, avec son ami Me Thierry Herzog, l’un des prévenus du procès Bismuth au cours duquel l’accusation était représentée par le même PNF, dans le viseur d’Éric Dupond-Moretti. (...)
Ce n’est pas tout. Dans la foulée de son arrivée au ministère, Éric Dupond-Moretti a lancé une seconde enquête administrative contre une autre figure de la lutte anticorruption, comme l’avait révélé Mediapart. Dès le 31 juillet 2020, il décidait ainsi de l’ouverture d’une enquête prédisciplinaire contre le juge Édouard Levrault, alors même qu’Éric Dupond-Moretti, en tant qu’avocat, avait publiquement mis en cause le magistrat, le traitant de « cow-boy » dans la presse, et qu’un de ses clients avait déposé plainte contre lui.
Me Dupond-Moretti avait vivement reproché au juge Levrault, aujourd’hui en poste à Nice, de s’être exprimé à la télévision sur une enquête sensible qu’il avait menée comme juge d’instruction à Monaco, poste dont il a été débarqué en juin 2019 sans ménagement. (...)
Les agissements d’Éric Dupond-Moretti contre la justice anticorruption ont suscité une indignation inédite au sein de la magistrature (...)
Les deux principaux syndicats de magistrats, l’USM et le SM, ainsi que l’association Anticor, ont fini par déposer plainte devant la Cour de justice de la République contre Éric Dupond-Moretti, le suspectant d’avoir commis le délit de « prise illégale d’intérêts ».
Plusieurs hauts magistrats français, comme le procureur général de la Cour de cassation, François Molins, ont – fait rarissime – également pris la parole publiquement pour dénoncer ces attaques contre l’indépendance de la justice de la part de son propre ministre.
Cette prise de position de François Molins, lié par sa fonction à la CJR, est d’ailleurs aujourd’hui pointée du doigt par les soutiens d’Éric Dupond-Moretti, qui, dans une prise de judo rhétorique, dénoncent à leur tour un… conflit d’intérêts. Mais dans les faits, le rôle du procureur général de la Cour de cassation dans cette enquête s’est pour le moment borné à saisir la commission de l’instruction de la CJR (à laquelle il ne participe pas), après que la commission des requêtes (à laquelle il ne participe pas non plus) eut jugé recevables les plaintes des syndicats de magistrats et d’Anticor.
Sur le fond, le ministre de la justice n’a jamais cessé de démentir tout conflit d’intérêts dans ce dossier, dont la définition est pourtant claire. (...)
Face à l’émoi suscité par les agissements du ministre de la justice, un décret a finalement été signé le 23 octobre par le premier ministre, Jean Castex, et… Éric Dupond-Moretti. Publié le lendemain au Journal officiel, le texte, comme un aveu, « interdit désormais à Éric Dupond-Moretti de connaître des actes de toute nature […] relatifs à la mise en cause du comportement d’un magistrat à raison d’affaires impliquant des parties dont il a été l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué ». (...)
Seulement voilà, au lieu d’apaiser la situation, le premier ministre a poursuivi depuis Matignon la cabale lancée quelques mois plus tôt par le ministre de la justice. Alors que de nouveaux rapports de l’Inspection de la justice ont conclu à l’absence totale de faute déontologique des procureurs du PNF ayant enquêté sur l’affaire Bismuth-Sarkozy, Jean Castex a quand même saisi le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) de possibles poursuites disciplinaires contre les mêmes magistrats déjà mis en cause par Éric Dupond-Moretti.
Des mails entre Matignon et l’Inspection de la justice, récemment révélés par Mediapart, montrent aujourd’hui que les services du premier ministre étaient manifestement prêts à tout pour les mettre sur le gril. Parmi eux figure le procureur Patrice Amar, l’une des bêtes noires de Nicolas Sarkozy, dont Jean Castex a été le secrétaire général adjoint à l’Élysée. (...)