
La jeunesse est un âge social – et socialement différencié : les contrastes sociaux interdisent d’évoquer une « jeunesse » au singulier. C’est pourquoi évidemment, les jeunes ne forment pas une classe sociale. Leurs origines, leur situation, leurs conditions de vie sont profondément variées, au point que parler de « la jeunesse » comme si elle existait en tant que telle, en-dehors de toute appartenance sociale, est non seulement périlleux mais idéologiquement orienté.
Pour autant, s’il est faux d’affirmer qu’il y aurait quelque chose comme une catégorie sociale, « la jeunesse » (la biologie – une étape de la vie – ne fait pas une sociologie, un âge social avec des fonctions et des statuts déterminés), on peut considérer les jeunes dans ce qui les rapproche et dans ce qui fait leur force sociale et politique. Ce qui les rapproche, c’est une instrumentalisation économique que le système capitaliste non seulement met en œuvre mais justifie en lui donnant des raisons de « nature » (on a 16, 20, 25 ans, il est « normal » à cet âge de subir des discriminations à l’embauche, au salaire et aux conditions de travail). Les jeunes qui vendent leur force de travail connaissent de fait une situation particulière, souvent d’exploitation spécifique liée aux conditions de travail en régime capitaliste.
L’exploitation capitaliste des enfants et des adole
scents au XIXe siècle (...)
par essence, le capitalisme « pousse à l’exploitation productive des enfants ». C’est son fonctionnement même, associé à l’extraordinaire développement du machinisme, qui a conduit à cet embrigadement économique des plus jeunes – comme des femmes : « Quand le capital s’empara de la machine, son cri fut : “Du travail de femmes, du travail d’enfants !” Ce moyen puissant de diminuer les labeurs de l’homme se changea aussitôt en moyen d’augmenter le nombre de salariés ; il courba tous les membres de la famille, sans distinction d’âge et de sexe, sous le bâton du capital. » (...)
Cette façon de jeter ainsi une main-d’œuvre juvénile dans les griffes des entreprises capitalistes ne pouvait que causer de véritables catastrophes humaines, pour la santé et la vie de ces enfants et de ces adolescents (...)
En France, il fallut attendre 1841 pour qu’une loi interdise le travail… des moins de 8 ans. Sous la Troisième République, la lutte de classes se combina à la prise de conscience pour imposer une série de lois sur le sujet. En 1874, le travail industriel fut interdit aux moins de 12 ans et le travail de nuit interdit avant 16 ans pour les garçons et 21 ans pour les filles ; en 1892, la journée de travail fut limitée à dix heures jusqu’à 16 ans ; en 1900, elle passa à dix heures pour les moins de 18 ans.
Si une telle législation fut adoptée, ce n’est pas par générosité d’âme ou compassion soudaine de la part de ces parlementaires, mais bien parce que l’état de santé et la mortalité des enfants et des jeunes étaient absolument catastrophiques (...)
la valeur de cette main-d’œuvre se détériorait à vive allure. Le capital devait donc passer un compromis sur cette question, que la lutte de la classe ouvrière autant que les intérêts propres du capitalisme lui imposaient. Ces lois d’ailleurs furent très souvent bafouées, et leur non-application n’entraînait dans la plupart des cas pour les patrons qui les violaient aucune sanction de la part de l’appareil judiciaire. Enfants et adolescents demeuraient une main-d’œuvre corvéable à merci. (...)
Si les enfants (les moins de 13 ans) ont, malgré tout, été progressivement retirés du marché du travail dans les pays capitalistes, les jeunes ont continué de subir une exploitation spécifique à leur âge, et justifié par leur âge dans les discours hégémoniques. (...)
Durant les années 1950 et 1960, les jeunes étaient majoritairement sur le marché du travail. (...)
En 1970, 3,9 millions de 15 à 24 ans travaillaient dans les usines et les bureaux, contre 2,9 millions présent∙es dans les collèges, les lycées et les facultés. (...)
jeunes agriculteurs et agricultrices, la situation était à l’exploitation sans statut. Simplement considéré∙es comme des « aides familiaux », ces ouvriers et ouvrières agricoles (en 1959, ils et elles étaient près de 300 000 sur les 685 000 jeunes de moins de 25 ans exerçant une profession agricole) ne disposaient d’aucune garantie, à commencer par celle du salaire : le plus souvent, ces jeunes n’en recevaient aucun. Quand ils et elles travaillaient hors de l’exploitation familiale, leurs gages étaient la plupart du temps remis directement à leurs parents, et plus précisément à leur père. Ces jeunes n’avaient par ailleurs aucun droit à une formation spécifique (...)
La situation des apprenti∙es était elle-même extrêmement précaire. Elle était aussi très symbolique du cynisme patronal à l’égard de cette main-d’œuvre juvénile, que l’on ne saurait même pas qualifier de « bon marché » : elle était dans la majeure partie des cas purement et simplement gratuite. Au cœur des « Trente Glorieuses », vers 1960, ces jeunes apprenti∙es étaient environ 250 000, réparti∙es dans les professions les plus diverses. (...)
l’apprenti∙e avait à faire preuve de fidélité, d’obéissance et de respect vis-à-vis de son patron. En cas de « mauvaise volonté », le contrat pouvait être résilié par le conseil des prud’hommes ou le juge de paix. En réalité, le contrat était établi assez souvent avec beaucoup de retard par rapport à la date d’embauche : certains patrons ne consentaient à le signer que lorsque l’apprenti∙e avait fait « ses preuves », ce qui était évidemment illégal. Pour l’employeur, la rémunération n’était prévue ni par la loi ni par le Code du Travail. (...)
en 1955, 95% des contrats d’apprentissage examinés par les inspecteurs du travail ne prévoyaient aucune rémunération ; dans la plupart des cas, l’apprenti∙e touchait une « indemnité d’encouragement » dérisoire.
La recherche de « petites mains », de coursiers, de manutentionnaires et de femmes de ménage conduisait à la multiplication de contrats abusifs, sans valeur de formation réelle, que les organisations syndicales ne cessaient de dénoncer. (...)
Enfin, les jeunes salarié∙es dans la production industrielle ou le travail de bureau, soit les deux tiers des moins de 20 ans en 1960, subissaient une forme de préjudice de l’âge institutionnalisé. La majorité d’entre eux percevait un salaire inférieur au Salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG). (...)
depuis le début des années 1980, le taux de chômage des actifs et actives de 15-24 ans n’a jamais été inférieur à 25%. À cet égard, ces jeunes forment bien un groupe socio-économique spécifique. Les jeunes connaissent en ce domaine un handicap particulier, que l’on peut nommer un préjudice de l’âge.
Jeunes, contestation, révolte, révolution
Parce qu’ils et elles subissent cette forme particulière d’exploitation, mais aussi parce que leur âge leur permet de s’engager hors des contraintes sociales et familiales, les jeunes n’ont eu de cesse de se trouver à la pointe des révoltes et des révolutions, partout dans le monde. Car, sans adopter une approche trop « psychologisante », on peut constater que les jeunes, lorsqu’ils et elles atteignent l’âge où ils et elles peuvent exprimer leurs opinions et agir en fonction d’elles, se montrent plus sensibles aux injustices, plus soucieux∙ses de s’affronter aux systèmes établis, en somme souvent plus révolté∙es. Ces jeunes s’opposent en s’affirmant et leur opposition peut prendre parfois des formes insurrectionnelles, au sens strict : ils s’insurgent contre ce qui opprime, contre ce qui détruit.
Au XIXe siècle et durant une bonne partie du XXe siècle, jusqu’aux années 1960 environ, les étudiants et étudiantes n’étaient pas socialement lié∙es à la classe ouvrière mais représentaient au contraire une très faible minorité des classes d’âge concernées, issu∙es très généralement de la bourgeoisie. Mais la prolongation même de leurs études contribuait à aiguiser leur esprit critique. Dès lors, ils et elles se trouvèrent fréquemment à la tête de mouvements insurrectionnels, liés non à des revendications économiques, mais à des objectifs politiques et démocratiques, lorsqu’il s’agissait de lutter contre un régime autocratique, pour la conquête et la défense de certaines libertés. Les étudiants participèrent ainsi aux grandes révolutions européennes du XIXe siècle. (...)
lycéen∙nes et étudiant∙es se sont mobilisé∙es avec un grand sens de l’auto-organisation et de la lutte : contre la loi Devaquet en 1986, contre le Contrat d’insertion professionnel (CIP) en 1994, contre la loi Fillon en 2005, contre le Contrat premier embauche (CPE) en 2006 et plus généralement contre un système économique et politique imposant discriminations à l’embauche, contrôles d’identité au faciès et stigmatisation généralisée, lors de la révolte des jeunes en banlieue à l’hiver 2005. On les retrouve aujourd’hui en force dans les ZAD, les manifestations sur le climat, la participation aux cortèges, et notamment aux cortèges de tête, contre nombre de contre-réformes… Chacune de ces mobilisations inquiète profondément le pouvoir d’État qui, chaque fois, y réagit avec violence, policière et politique. C’est aussi et peut-être surtout par la visibilité que les jeunes ont acquise, par l’intérêt enthousiaste ou apeuré qu’ils et elles n’ont cessé de susciter dans les moments de luttes, par la force de leur radicalité.