
Septembre 2013. Enclave espagnole de Melilla (nord du Maroc).
L’assaut est donné juste avant l’aube, le plus violent depuis 2007. Une fois encore, une fois de plus, des migrants se sont jetés contre la barrière frontalière qui sépare le Maroc de Melilla dans l’espoir de pénétrer l’espace Schengen. Le lendemain, une centaine sont passés et viennent grossir les rangs de ceux qui sont déjà retenus dans cette petite enclave de 80 000 habitants, dans des camps en large surcapacité.
Alors que la mondialisation atténue les frontières, les Etats riches sont paradoxalement en train de les réaffirmer. Face à des flux qu’ils pensent ne pas pouvoir maîtriser, ils dressent des murs dans l’urgence. Des murs pour rassurer leurs populations qui y voient une manière de canaliser les flux de migrants. Des murs qui, dans un univers où l’on veut « éliminer les risques », permettent en apparence de répondre à un enjeu de sécurité auquel l’Etat-prescripteur ne croit pouvoir répliquer que de manière unilatérale et asymétrique. (...)
Dans ce contexte, la frontière devient alors un objet qu’il faut surveiller, filmer, bétonner, blinder, armer.
Du risque à la menace Retour à la table des matières
Le mur cristallise le contraste entre deux espaces : celui de la sécurité et celui du risque. De fait, il devient le moyen de répondre à un enjeu classique (pression migratoire) devenu une question de sécurité (menace terroriste), alors que cet enjeu pourtant très localisé (le long de la frontière) prend des accents nationaux (la frontière est intégrée dans la dimension sécuritaire nationale). (...)
Or depuis 2001, deux « menaces » — les flux migratoires et les mouvements de groupes terroristes — ont fini par se confondre et se superposer dans les discours légitimant l’érection de nouveaux murs — y compris dans des Etats dits démocratiques (...)
La fusion des univers militaire et sécuritaire est particulièrement patente dans la zone frontalière. Il est logique que la « fortification » frontalière les rassemble : la technologie duale est ainsi au cœur du dispositif. Les exemples abondent. (...)
Fort de ses 19 milliards de dollars annuels, le marché mondial du « frontalier militaire » est le fruit de la fin de la guerre froide, venu opportunément remplacer le déclin des dépenses militaires et de l’acquisition de systèmes d’armes. Devant ces bouleversements géopolitiques, les industries de défense ont alors dû repenser leurs marchés et leurs objectifs : la « privatisation des marchés de défense » autrefois monopolistiques a facilité la mutation du complexe militaro-industriel.
Des résultats mitigés Retour à la table des matières
Mais voilà, les murs n’entravent pas vraiment les flux. Les migrants ne renoncent pas. Ils contournent, utilisent des routes migratoires plus longues, plus dangereuses, sur lesquelles la mortalité est bien plus importante. (...)
Le corollaire de cette logique est le développement d’une véritable industrie des tunnels, comme par exemple entre l’Egypte et Gaza ou encore sous la ville de Nogales (à cheval sur la frontière de l’Arizona et de Sonora au Mexique). Le sous-sol est « troué comme du gruyère » et finit par poser de véritables problèmes de sécurité : en 2010, un bus s’était enfoncé dans le sol devenu meuble, juste en face du poste frontalier. (...)
Les murs multiplient les effets pervers : comme aux Etats-Unis, où ils vont jusqu’à pérenniser l’implantation durable des travailleurs saisonniers qui renoncent à suivre le rythme des migrations pendulaires de peur de ne pouvoir revenir : fermer la frontière, c’est s’assurer d’obtenir l’effet inverse de ce que les autorités recherchent, puisque cela « fixe » les populations sur place. La construction de murs ne résout rien : elle ne fait que poser une chape de plomb sur un problème qui demeure entier. (...)
Puisque les murs ne suffisent pas, les Etats-prescripteurs se lancent aussi dans une surenchère de fortifications, considérant qu’il est devenu indispensable de les doubler d’un ensemble de systèmes plus sophistiqués, incluant d’autres barrières, des avions et des drones, des centres de détention publics ou privés, des agents frontaliers, des structures de communication, du renseignement...
La construction des barrières est particulièrement onéreuse. (...)
les grandes industries de défense ont trouvé, dans la fortification des frontières, un nouveau marché lucratif autour duquel elles se sont réorganisées, recyclant l’expertise acquise au cours de la guerre froide et bénéficiant de la privatisation du marché de la frontière et de la sécurité. (...)
es murs frontaliers sont avant tout des murs d’argent : ils séparent les riches des pauvres, le Nord du Sud, les « élus » des exclus. Ils constituent également un luxe que seuls les Etats les plus riches peuvent se permettre : ils représentent bien plus une thérapie collective nationale que des ouvrages de défense au sens classique du terme. (...)