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Exils
Article mis en ligne le 5 février 2020

Pendant longtemps, "chez soi" était une idée qui n’avait pas grand-chose à voir avec un endroit. Bien sûr, il y avait la familiarité des lieux, la connaissance intime des plantes que l’on pouvait manger, de celles qui soignent et de celles qui tuent, le nom que l’on donne à la montagne dans le lointain qui sert de point de repère à tous dans le coin, le parfum particulier de la terre à cet endroit, juste après la pluie, le brouhaha reconnaissable de la faune locale et la lumière si spéciale au moment précis où le soleil s’appuie sur l’horizon, juste avant de sombrer de l’autre côté du monde, dans l’inconnu, l’obscurité… "ailleurs".

Mais en fait, se sentir "chez soi", c’était quand même plus largement être ensemble, avec les autres, avec les siens, avec ceux que l’on connait depuis toujours et qui nous reconnaissent, ceux qui savent qui nous sommes, qui connaissent notre penchant irrépressible pour les fruits des petits arbres près de la rivière, ceux qui nous identifient rien qu’au son de notre rire, ceux de la tribu, du groupe, de la famille, ceux avec lesquels on traverse les épreuves de la vie sans jamais se sentir seul

Et puis un jour, un type a dit : "voilà, entre le ruisseau, l’arbre et la pierre, c’est "chez moi". Pas "chez nous", avec vous, mais "chez moi tout seul" et à l’exclusion de tous les autres".

Et à partir de ce moment-là, on a cessé d’habiter le monde. (...)

Depuis le travail de Christophe Guilluy sur La France périphérique, et sa grille d’analyse des fractures sociales qui divisent les territoires de la République et surtout depuis le début de l’implacable confirmation de sa vision qu’a apporté le soulèvement des Gilets jaunes, j’ai comme l’impression que les élites n’ont de cesse de vouloir décrédibiliser ces thèses qui — d’ailleurs — mettent tellement à nu leurs stratégies de domination. (...)

La principale variable explicative des mouvements de population actuels est soigneusement gardée sous le boisseau, car il s’agit moins d’« attractivité » des territoires périphériques que d’un renforcement jamais égalé de la force centrifuge des métropoles par la pression immobilière. (...)

Pour la faire très courte : il n’est pas possible avec des revenus de zones périphériques de s’implanter à moins de 30 min d’une métropole régionale (c’est encore plus vrai pour la capitale). Les conditions demandées pour l’accès à des logements étriqués excluent de fait au moins 50 % de la population (en étant très généreuse). Je ne fais plus la liste des gens — pourtant pourvus de revenus supérieurs à la médiane — qui galèrent à satisfaire les innombrables exigences des agences immobilières et qui se retrouvent à mon âge à devoir… présenter la caution solidaire de leurs parents et autres stupidité dans le genre. (...)

L’arrivée des pauvres éjectés des villes ne se fait pas sur le mode du choix, mais plutôt de la sanctuarisation des métropoles économiques et cela engendre sur place des comportements de rejet et de repli qui ont commencé un peu à s’exprimer il y a un peu plus d’un an. (...)

on découvre que concentrer toujours plus la valeur ajoutée et la population dans des espaces toujours plus denses n’est pas forcément l’idée du siècle. (...)

Inverser la logique d’emprise territoriale des métropoles et de désertion des villes et bourgs secondaires, de concentration de la richesse et des équipements n’est pas une mince affaire, en ce qu’il s’agit avant tout de dépolluer nos esprits de la vérole capitaliste de l’accumulation sans fin au service d’un pouvoir sans vergogne. Mais il n’existe probablement pas d’autres voies pour sortir ensemble d’une logique mortifère qui nous exile partout et tout le temps et qui nous dépossède de notre droit fondamental d’habiter le monde.

Lire aussi :
« La France périphérique » de Christophe Guilluy : la géographie est un sport de combat
Avec La France périphérique, publié à la mi-septembre, Christophe Guilluy reprend la croisade qu’il a entamée il y a plus de dix ans avec la publication de l’Atlas des nouvelles fractures sociales avec Christophe Noyé, et poursuivie en solo en 2010 avec un court essai, Fractures françaises, qui avait largement inspiré les termes du débat de la campagne présidentielle de 2012, comme la fameuse « fracture sociale » avait été au centre de celle de 1995.

Depuis une vingtaine d’années, ce consultant spécialiste de l’analyse territoriale, géographe de formation, sillonne le pays de mission en conférence, en marge du milieu universitaire. Il est devenu en quelques années l’un des experts les plus écoutés des élus et de leurs collaborateurs dans les territoires, mais aussi l’un des auteurs les plus controversés dans les disciplines de la géographie et de la sociologie urbaines, ce qu’on appelle parfois les urban studies. (...)