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le Monde Diplomatique
ExxonMobil bouleverse la société papoue
Article mis en ligne le 16 septembre 2013
dernière modification le 12 septembre 2013

« Une zone riche en ressources. » C’est en ces termes que le groupe pétrolier français Total a qualifié la Papouasie-Nouvelle-Guinée, où il a fait son entrée en octobre dernier pour exploiter des gisements de gaz. Le géant américain ExxonMobil a pris quelques longueurs d’avance et les compagnies chinoises ne sont pas en reste. Pour une partie de la population, l’argent coule à flots, au prix d’une déstabilisation des rapports sociaux.

Derrière les vitres fêlées du minibus local, la capitale de la Papouasie-Nouvelle-Guinée défile à toute allure : ses routes brûlantes criblées de nids- de-poule, son béton et sa tôle consumés par le soleil pâle, ses murs mangés d’herbe sèche et hérissés de barbelés. Pas l’ombre d’un Blanc. A Port Moresby, considérée comme l’une des villes les plus dangereuses du monde, il est déconseillé aux étrangers de circuler en taxi, en bus ou à pied. Les bidonvilles encerclent la capitale. Et depuis que le colossal projet d’exploitation de gaz et de pétrole PNG LNG (pour Papua New Guinea Liquefied Natural Gas) mené par le géant américain ExxonMobil a débuté, en 2009, ils enflent, ils pullulent (lire Vers la Chine et le Japon).

Etudiant en science politique et ancien braqueur de banques, Benjamin nous mène jusqu’à celui de Badilli, où il vit depuis onze ans. Ce village de tôle froissée nargue le poste de police du quartier. Des hommes en grappes, leurs bouches gonflées par la pâte rouge sang des noix d’arec, nous cernent avec un mélange de curiosité et de méfiance. « Ici, on s’entretue, souffle Benjamin, découragé. Il y a de tout : des gens qui fuient les guerres tribales ou les accusations de sorcellerie dans leur village, ceux qui cherchent une vie meilleure dans la capitale, des fonctionnaires et des salariés, des criminels, des prostituées... On survit comme on peut. » Et depuis le début du projet PNG LNG ? « Pas de retombées. Le seul changement, c’est qu’on est plus nombreux à habiter ici ! » (...)

En quatre ans, l’arrivée de la deuxième compagnie pétrolière du monde et de son exorbitant projet à 19 milliards de dollars (environ 15 milliards d’euros) — dont 20 % financés par l’Etat — a métamorphosé l’aspect de la capitale. Destiné à approvisionner la Chine et le Japon durant trente années, PNG LNG est le plus grand programme de développement jamais entrepris dans le Pacifique. Il a d’ailleurs été l’objet de querelles diplomatiques. Le 2 mars 2011, la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton a même accusé Pékin de vouloir écarter ExxonMobil du projet gazier : « Nous sommes en concurrence avec la Chine », a-t-elle déclaré sans détour devant le comité des affaires étrangères du Congrès. Richement dotée en ressources naturelles (1), la Papouasie-Nouvelle-Guinée est devenue un enjeu stratégique pour les Etats-Unis, qui souhaitent contrer l’influence croissante de la Chine, celle-ci y ayant quadruplé ses investissements directs entre 2005 et 2010.

Depuis qu’ExxonMobil a atterri en Papouasie-Nouvelle-Guinée, les hôtels de luxe internationaux et les immeubles de grand standing destinés à accueillir les cadres étrangers ont fleuri à Port Moresby, contribuant à faire bondir les prix. (...)

jusqu’en 1958, une loi interdisait aux autochtones de circuler dans les rues la nuit. « Aujourd’hui, le montant des loyers est tel que des quartiers entiers sont peuplés par les expatriés et quelques grandes fortunes locales. Il s’est donc créé un apartheid de fait, non pas idéologique mais économique. » (...)

Fin mars 2012, ils étaient des milliers ici à bloquer les opérations de PNG LNG pour réclamer des infrastructures, des emplois réservés sur le chantier et le paiement de compensations liées à l’exploitation de leurs terres.

« On s’est révoltés, mais la police de LNG nous a tiré dessus. On veut que la compagnie nous reloge en achetant une terre, avec les services publics qu’on nous a promis ! », insiste M. Dale, l’homme aux pieds nus. Autour de lui, une foule de dents rouges acquiescent en chœur. La colère enfle dans cette contrée sauvage des hauts plateaux où les terres de vingt mille propriétaires traditionnels sont traversées par le projet. Héritée des ancêtres, la terre représente encore la principale source de subsistance de l’écrasante majorité des habitants, et la population possède près de 97 % du territoire (3).

Afin de préserver son projet, le groupe pétrolier soutient logistiquement des unités spéciales de police grassement payées, les mobile squads. (...)

Où sont donc passés les fiers hommes-perruque, parés de fleurs multicolores et de plumes d’oiseaux de paradis, tant chantés en Occident ? Ils sont ivres et jouent aux cartes. A Tari, pas de banque, pas de véritable supermarché. Un hôpital sans eau courante ni électricité pour les cent quatre-vingt-six mille habitants de la province de Hela. Plus de 60 % d’analphabètes. Des bagarres constantes. Un parfum de liqueur dans l’air : pourcontourner la prohibition, l’alcool se revend une petite fortune au marché noir.

Au bord de la route de gravier, dans la poussière soulevée par les véhicules du projet PNG LNG, un homme se joint à nous : « Les pauvres deviennent encore plus pauvres pendant que les riches s’engraissent. Les gens qui vivent dans les villages concernés [par le projet PNG LNG] vont avoir des royalties et tout ça, mais dans le reste de la province de Hela, où vont-ils trouver l’argent ? » C’est une question à 19 milliards de dollars. Ici, l’espoir cède peu à peu le pas à la frustration. La jalousie monte les gens les uns contre les autres. L’argent rend fou. (...)

Dès 2014 et pour trente ans, ce ne seront plus quelques millions, mais des milliards de dollars qui inonderont certaines familles des villages concernés : les redevances pleuvront dès la vente du gaz. Déjà, quand le jour s’éteint sur Port Moresby, dans les étuves obscures des casinos, les dollars fluo des machines à sous projettent leur pâle lumière verte sur les figures hagardes de villageois soudain enrichis. Maintenant, les terres, les femmes et le dîner se troquent contre des billets, l’argent règne en maître. Un peu plus loin, dans le bidonville de Badilli, un vieil homme secoue tristement la tête vers nous : « Regardez-nous : nous étions dans ce bidonville avant que l’entreprise arrive. Et quand elle s’en ira, nous y serons toujours... »