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La vie des idées
Ferguson et la nouvelle condition noire aux États-Unis
Article mis en ligne le 9 septembre 2014
dernière modification le 2 septembre 2014

La mort de Michael Brown et les émeutes de Ferguson signalent une évolution de la condition noire-américaine, marquée par l’emprise de l’État carcéral et l’accroissement des inégalités raciales.

(...) La mort de Michael Brown a déclenché un mouvement de protestation qui dure depuis presque deux semaines, avec plus de 160 arrestations de manifestants, une quinzaine de journalistes arrêtés, un couvre-feu et l’intervention de la garde nationale. Aux États-Unis, les manifestations ne sont pas considérées comme un mode légitime d’expression politique, et leur répression les construit presque nécessairement comme émeutes. (...)

La violence de la répression des manifestations à Ferguson est à replacer dans un contexte institutionnel. Il y a plus de 18000 services de police aux États-Unis répartis entre la ville, le comté, l’état, et le gouvernement fédéral. Chacun a sa hiérarchie, son budget, ses moyens humains. Ce sont les policiers de chaque ville qui gèrent les émeutes, et ils ne sont pas formés à cette tâche. Composées de personnels souvent issus de l’armée, et préoccupés par les armes que peuvent posséder les criminels, les polices américaines dépensent des sommes considérables dans du matériel militaire (lance-grenades, mitrailleuses, véhicules blindés etc.) qu’ils utilisent quand la situation les dépasse [3].

Au cours des années 1990, les polices américaines ont reçu des financements massifs (12 milliards de $ entre 1994 et 2010) pour faire du community policing, la police de proximité. (...)

L’anticipation statistique du crime

Un second élément de contexte policier est nécessaire pour comprendre les événements de Ferguson. Selon la police, le « crime » qui a attiré l’attention du policier sur Michael Brown est d’avoir traversé la rue en dehors du passage piéton. Pourquoi les polices américaines s’intéressent-elles à des infractions aussi vénielles ? Parce qu’elles mettent en œuvre des stratégies fondées sur les régularités statistiques de la criminalité. On appelle ces stratégies CompStat policing. (...)

À l’aide de logiciels de cartographie, les policiers identifient les hot spots criminogènes et allouent les moyens humains avec pour mission d’arrêter autant de « suspects potentiels » que possible. Tous les individus passant par là et commettant des infractions mineures sont arrêtés « préventivement », c’est-à-dire avant que soit commis un crime sérieux. Les policiers savent que parmi les individus arrêtés et retirés de l’espace public, il y a une probabilité élevée que l’un d’eux allait commettre un crime plus grave. Les commissaires dont les chiffres sont mauvais perdent leur commandement (...)

Cette stratégie est controversée en raison de son biais racial, mais elle est soutenue par l’ensemble de la classe politique. Conjuguée à l’incarcération de masse, elle est efficace pour lutter contre le crime : dans les grandes villes, le taux de criminalité a baissé de 50% à 80% [10]. Même Bill de Blasio, le nouveau maire de New York qui a fait campagne contre cette stratégie policière, est dans l’ambiguïté. Il a rappelé Bratton (qui a introduit CompStat), le chargeant de préserver l’efficacité de la police tout en essayant d’en amender les effets les plus iniques sur la vie des jeunes Noirs.

Depuis 1993, la criminalité s’est effondrée dans les villes américaines, alors que la population carcérale a été multipliée par cinq en vingt ans. (...)

La population carcérale est si importante que plus de 600 000 personnes sortent de prison chaque année ; à New York, cela représente plus de 300 personnes par jour. L’incarcération de masse a des effets terribles dans les quartiers noirs, où les ex-détenus sont exclus du marché du travail, et où les adolescents noirs sans diplôme ont plus d’une chance sur deux d’aller un jour en prison au cours de leur vie adulte [12]. La prison, la surveillance policière et le contrôle judiciaire sont devenus des expériences structurantes de la vie de générations entières d’hommes noirs américains, (...)