
Pourquoi l’humanité met-elle à mort des animaux pour les manger ? Pourrait-elle s’en passer ? Comment et pourquoi ? La philosophe Florence Burgat réfléchit aux raisons de la violence faite aux animaux, guidée par le souci d’étendre leurs droits.
Florence Burgat — Ce sont des images d’abattage que j’ai vues par hasard dans un film portant sur tout autre chose. En quelques instants, la viande a pris à mes yeux un sens totalement différent et je me mis à associer à cette chair inerte la réalité de son processus d’engendrement. J’ai alors pris une décision réfléchie : si je ne voulais pas participer à ce que je venais de voir, il était impératif de cesser de manger les animaux. J’ai compris que la viande n’avait aucune autonomie, qu’elle était la chair équarrie d’un animal tué — de trois millions d’animaux tués chaque jour en France, dans ses abattoirs.
Par la suite, j’ai décidé de consacrer mon travail en philosophie à cette question. Ma première interrogation a été la suivante : comment expliquer qu’une société comme la nôtre, policée et tranquille, puisse comporter dans ses replis des lieux où l’on égorge des animaux pour les manger alors que les ressources alimentaires dont nous disposons nous en dispensent ? Comment expliquer que nous nous accommodons si bien de cette violence, que nous nous racontons qu’elle n’existe pas ? L’abattoir est une monstruosité au sens propre du terme, une anomalie, un vice, une difformité engendrée par l’humanité carnivore, un lieu où le mal se déploie et se répète en toute impunité. (...)
Longtemps, j’ai cru que cette occultation du processus de mise à mort expliquait la facilité avec laquelle nous mangeons de la viande sans penser que nous mangeons en vérité des animaux. Mais à présent, cette analyse me semble relever d’une courte vue. Nous n’ignorons en fait rien de cette vérité, et les animaux entiers ou reconnaissables dans les étals des bouchers sont là pour nous rappeler qu’il s’agit bien de cadavres d’animaux qui peu de temps auparavant étaient en vie comme nous souhaitons tous le rester ! La mauvaise foi ne doit pas être évincée de l’analyse, et moins encore l’ambivalence qui est au fondement de la vie psychique. « Nous savons bien, mais quand même », pour reprendre une formule chère aux psychanalystes… (...)
Dans mon livre L’Humanité carnivore, je montre en quoi l’institution de l’alimentation carnée reflète un désir très profond de l’humanité, qui n’est bien sûr pas à entendre comme l’agrégat des individus, mais comme une entité qui prend conscience d’elle-même en se pensant contre l’animalité. (...)
Il n’y a pas une explication simple, d’une part, et l’on ne peut pas s’en tenir à l’Occident moderne et technicien, d’autre part, car c’est l’humanité tout entière qui est embarquée. C’est finalement à l’archéologie de la violence que la question de l’humanité confronte. (...)
C’est dans le dernier chapitre de mon livre que je tente de montrer comment l’humanité pourrait changer de régime. Ce changement ne serait pas motivé par un sursaut moral ou éthique, mais pourrait être la réponse aux problèmes environnementaux et aux injustices causés par l’élevage. La végétalisation de l’alimentation pourrait s’imposer pour des questions de survie d’une humanité extraordinairement nombreuse. Si ce renversement advient, je pense que la cuisine végane, les viandes végétales, la viande in vitro [fabriquée à partir de cellules musculaires d’animaux] pourraient tout à fait continuer à occuper la place de la viande. Grâce à ces similicarnés, nous pourrions passer à un autre régime tout en pensant que nous mangeons toujours des animaux. Le marketing pourra en l’occurrence jouer un rôle déterminant, comme il joue actuellement un rôle déterminant dans l’édification de nos représentations de la viande que nous mangeons, en ménageant sciemment une distance avec les animaux dont elle provient. C’est lui qui forge de bout en bout nos représentations de la viande, de l’animal. (...)
Dans deux précédents ouvrages de phénoménologie animale, j’ai montré que la vie animale est individuée, subjective. Contrairement à une vision contemporaine qui fait de l’animal un « simple vivant » et de l’homme un « existant », il faut convenir du fait que l’animal en face de moi est aussi un existant qui n’a qu’une vie à vivre, que son existence est singulière et que c’est la sienne. Aucune autre vie ne peut la remplacer. Voilà ce que l’éleveur de boucherie ne voit pas : il pense au mieux l’animal comme un élément d’un ensemble (le troupeau). La vie animale est elle aussi persévérance dans l’être.
Et que faites-vous des relations de prédation : il y a bien des animaux qui mangent d’autres animaux…
Certains animaux, les carnivores physiologiques, tuent d’autres animaux pour se nourrir, en effet. L’homme est un omnivore physiologique, qui peut donc adopter plusieurs régimes alimentaires. L’humanité n’a jamais été aussi libre qu’aujourd’hui pour choisir son régime. (...)
Que pouvons-nous faire, chacun d’entre nous, pour la défense de la cause animale ?
Bien des choses, selon ce qui nous touche le plus. Certains sont révoltés par la fourrure, d’autres par la corrida, d’autres encore par la chasse, d’autres par les abandons d’animaux dits de compagnie. Renoncer aux produits animaux constitue l’acte le plus important, et il est celui qui commande tous les autres. (...)