
Le Forum social mondial qui s’ouvre à Bahia ce mardi 13 mars 2018 a choisi pour mot d’ordre : « résister c’est créer ; résister c’est transformer ». Le texte ci-dessous vise à mettre en perspective cette stratégie.
Résister résolument
Le mouvement altermondialiste naît de la contestation du néolibéralisme, une phase de la mondialisation capitaliste qui s’impose à la fin des années 1970. Le mouvement altermondialiste a déjà connu plusieurs phases : à la fin des années 1970, les luttes contre la dette et les programmes d’ajustement structurel ; à partir de 1989 les mobilisations contre les guerres, notamment en Irak, et contre un nouveau système institutionnel mondial autour de la Banque Mondiale, du FMI et surtout de la mise en place de l’OMC, l’Organisation Mondiale du Commerce. A partir de 2000, les Forums sociaux mondiaux. (...)
Après 2008 et la crise financière et du néolibéralisme, les mouvements sont engagés dans une période d’insurrections en 2011. Dès 2013, commencent les contre-révolutions. Les mouvements sociaux sont sur la défensive par rapport à des moments de répression, des coups d’état et des guerres. Dans cette situation, les résistances deviennent déterminantes dans les stratégies des mouvements sociaux.
A partir de 2008, la crise financière met en évidence une crise du néo-libéralisme et une rupture dans le développement du capitalisme avec deux issues possibles. Un renouvellement du capitalisme par la marchandisation du vivant et de la nature, le numérique et les biotechnologies ; la privatisation et la financiarisation. Ou alors une sortie du mode de production capitaliste en tant que mode de production dominant. Cette sortie du capitalisme dominant ne correspondra pas forcément à un mode de production plus juste ; le dépassement du capitalisme ne débouche pas automatiquement vers un « socialisme » et peut donner naissance à des sociétés inégalitaires et oppressives.
Dès 2011, les réponses des peuples à la crise du capitalisme se déclinent sous la forme des insurrections populaires qui peuvent être qualifiées de révolutionnaires. (...)
On retrouve partout les mêmes mots d’ordre : le refus de la pauvreté et des inégalités, le rejet des discriminations, les libertés et le refus des répressions, la revendication d’une démocratie à réinventer, l’urgence écologique. Et partout, un nouvel enjeu, le refus de la corruption, le rejet de la fusion des classes politiques et des classes financières qui annule l’autonomie du politique et entraîne la méfiance des peuples par rapport aux instances du politique.
Dès 2013, commencent les contre révolutions avec la montée des idéologies racistes, sécuritaires, xénophobes. Le néolibéralisme durcit sa domination et renforce son caractère sécuritaire appuyé sur les répressions et les coups-d’état. Les mouvements sociaux et citoyens se retrouvent en position défensive. Les résistances sociales, démocratiques, politiques, idéologiques s’imposent.
Résister, c’est créer et créer c’est résister
Pour créer, il faut résister. En partant des résistances, on peut les mettre en perspective dans un projet. Les résistances définissent les refus et ouvrent les pistes des alternatives nécessaires et possibles. La lisibilité d’un projet alternatif se dessine à travers les refus.
Les résistances ouvrent le champ des possibles. La radicalité des luttes est portée par leur singularité. Chaque lutte porte des dépassements. Elle révèle des horizons inattendus au départ. (...)
Résister, c’est créer ; créer c’est résister. Cette approche qui relie la résistance et la création définit l’approche stratégique. La stratégie se définit et se construit dans l’articulation entre la réponse à l’urgence et la mise en œuvre d’un projet alternatif. Il faut répondre à l’urgence par des propositions qui répondent aux situations de manière immédiate. Mais l’urgence ne suffit pas à changer les situations ; il faut articuler les actions d’urgence avec des propositions alternatives, avec un projet. (...)
à Belém, un ensemble de mouvements, les femmes, les paysan·ne·s, les écologistes et les peuples indigènes, surtout amazoniens, ont pris la parole pour affirmer : s’il s’agit d’une remise en cause des rapports entre l’espèce humaine et la Nature, il ne s’agit pas d’une simple crise du néolibéralisme, ni même du capitalisme, il s’agit d’une crise de civilisation celle qui dès 1492 a défini certains fondements de la science contemporaine dans l’exploitation illimitée de la Nature et de la planète. C’est de là que date la définition d’un projet alternatif, celui de la transition sociale, écologique, démocratique, y compris politique et géopolitique. Cette transition s’appuie sur de nouvelles notions et de nouveaux concepts : les biens communs, la propriété sociale, le buen vivir, la démocratisation radicale de la démocratie, … (...)
Résister c’est transformer
Résister, c’est lutter pied à pied ; c’est aussi montrer que des progrès sont possibles à travers les nouvelles pratiques et les nouvelles politiques, même partielles. Il s’agit alors de contester la prétention du capitalisme à se présenter comme le seul porteur du progrès et de la modernité. (...)
La bataille porte sur le contrôle des modernisations et sur la définition d’une modernité progressiste en opposition à la modernité régressive. Nous voyons comment le capitalisme se modernise par le contrôle du numérique et des biotechnologies. Mais la bataille est en cours ; ce sont les grandes entreprises qui pillent et détournent les progrès possibles. Les collectifs de logiciels libres, les lanceur·euse·s d’alerte, les porteur·euse·s de la santé publique, l’urgence climatique, la biodiversité, l’extractivisme et dans tant d’autres domaines, les affrontements ne font que commencer. Elle oppose clairement deux conceptions de la modernité, celle de la marchandisation et de la financiarisation d’un côté et celle du respect de la Nature et du développement des droits fondamentaux individuels et collectifs de l’autre.
C’est ce débat qui a commencé à Bahia sur les urgences écologiques, sur le travail et la quatrième révolution industrielle, sur l’emploi, sur la protection sociale universelle, sur la santé, sur l’eau, sur la terre, sur le logement, sur le climat, sur la culture, …
Qui porte la transformation ?
Les mouvements sociaux et citoyens sont confrontés à la définition de leur stratégie, à la nature des bases sociales et des alliances. Les sociétés sont en mutation. Le nouveau se construit à travers l’ancien. Dans les porteur·euse·s de la transformation, se redéfinissent les rapports entre les mouvements, les classes sociales et les peuples. Les luttes de classes restent déterminantes ; mais les classes sociales et les rapports entre les classes sociales changent. (...)
Les mouvements sociaux et citoyens sont confrontés à la nécessaire redéfinition du politique et du pouvoir. Ils sont les acteurs directs de la résistance et des pratiques alternatives pour la construction d’un autre monde possible. Chacun des mouvements doit définir sa stratégie par rapport à la nouvelle situation. Chaque mouvement définit dans sa stratégie une dimension internationale, en réponse à la mondialisation dominante, celle de de la phase néolibérale du capitalisme. Le mouvement altermondialiste se construit à partir de la stratégie des mouvements et de la dimension internationale de cette stratégie.
Résister, créer et transformer
Il nous faut revenir à la situation pour prendre la mesure des conséquences d’une période de contre-révolutions. Actuellement nous vivons plusieurs contre-révolutions conservatrices : la contre-révolution néolibérale, celle des anciennes dictatures, celle du conservatisme islamiste, celle du conservatisme hindouiste. Elle rappelle que les périodes révolutionnaires sont généralement brèves et souvent suivies de contre-révolutions violentes et beaucoup plus longues. Mais, les contre-révolutions n’annulent pas les révolutions et le nouveau continue de progresser et émerge sous de nouvelles formes. (...)
Rappelons cette citation de Gramsci, peu avant sa mort en 1937 : « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Les monstres sont là ; interrogeons-nous sur le vieux monde et le nouveau monde.
Le durcissement des contradictions et des tensions sociales explique le surgissement des formes extrêmes d’affrontement. Mais, il y a aussi une autre raison à la situation, ce sont les angoisses liées à l’apparition d’un nouveau monde. (...)
Et le nouveau monde ? Quels sont les changements profonds qui construisent le nouveau monde et qui préfigurent les contradictions de l’avenir. Nous pouvons identifier cinq mutations en cours, des révolutions inachevées dont nous percevons déjà les premiers bouleversements. La révolution des droits des femmes remet en cause des rapports millénaires. La révolution des droits des peuples, la deuxième phase de la décolonisation, après l’indépendance des États met en avant la libération des peuples et interroge les identités multiples. La prise de conscience écologique est une révolution philosophique, celle qui repose l’idée d’un temps fini. Le numérique renouvelle le langage et l’écriture et les biotechnologies interrogent les limites du corps humain. Le bouleversement du peuplement de la planète est en cours ; il ne s’agit pas d’une crise migratoire mais d’une révolution démographique mondiale.
Il y a plusieurs bouleversements en cours, des révolutions inachevées et incertaines. Rien ne permet d’affirmer qu’elles ne seront pas écrasées, déviées ou récupérées. Mais rien ne permet non plus de l’affirmer. Elles bouleversent le monde ; elles sont aussi porteuses d’espoirs et marquent déjà l’avenir et le présent.