
En refusant de voir l’ampleur des difficultés des classes populaires et moyennes, notre société prend des risques. La fracture sociale s’ouvre et le ressentiment augmente. (...)
Les catégories populaires et moyennes vont se rappeler au bon souvenir du pouvoir lors des élections départementales des 22 et 29 mars. Le Front national va conquérir un grand nombre de cantons. Sans doute plusieurs départements. Les portes du pouvoir sont proches. Le Parti socialiste est progressivement balayé de la scène politique. L’une des explications est à chercher dans la violence de la crise subie par une partie de la population. Les catégories aisées, gourmandes, continuent à s’enrichir quand les couches populaires voient leur niveau de vie baisser. Entre les deux, les classes moyennes constatent avec amertume le décalage entre leurs aspirations et la réalité sociale. Une fracture sociale s’ouvre et le ressentiment augmente.
Les classes populaires - en particulier les jeunes qui en sont issus - sont aux premières loges du mal emploi. Les trois quarts des chômeurs supplémentaires depuis 2008 sont ouvriers ou employés. Le taux de chômage des bac +3, lui, n’a pas bougé alors que le nombre de chômeurs total a grimpé en flèche.
A la fin des années 2000, on est passé d’une augmentation des inégalités de niveau de vie tirée par le haut, à un décrochage des plus pauvres. Entre 2008 et 2012, alors que le dixième le plus riche a vu son revenu annuel augmenter de 450 euros de plus par an (après impôts et prestations sociales), les 40 % du bas de l’échelle ont connu une baisse de 400 à 500 euros. Depuis 2012, la situation a empiré. Cela signifie que la France populaire s’enfonce depuis six ans. Du jamais vu depuis les années 1930. (...)
Certes, les revenus des couches moyennes stagnent, mais leurs difficultés restent sans rapport avec celles que rencontrent les milieux populaires. Le taux de chômage des ouvriers non-qualifiés dépasse les 20 %, quatre fois plus que celui des professions intermédiaires, cœur des classes moyennes. Pour ces catégories sociales méprisées pour leur mode de vie pavillonnaire, ce qui compte, c’est l’écart entre leur vécu et ce à quoi elles aspirent. Souvent issues d’un processus de mobilité sociale ascendant (ruraux, ouvriers, immigrés notamment), leurs enfants peinent à accéder à une situation équivalente à la leur. Ces catégories se situent dans le creux des politiques sociales : elles profitent peu des prestations sociales (en particulier des allocations logement) pour pauvres, et des niches fiscales pour riches.
Les plus aisés, gourmands, en réclament toujours plus sans vergogne. Travestis en « classes moyennes supérieures », ils se disent « matraqués » par les impôts. En pratique, ils repoussent hors du progrès une part croissante des ménages populaires et moyens. Hors-jeu, par exemple, de la protection face à l’avenir faute de statut d’emploi solide. (...)
Au lieu de s’inquiéter de cette France populaire et moyenne qui gronde, on se focalise depuis des années sur de « nouvelles inégalités » [4] (entre les âges, les sexes, les couleurs de peau), bien réelles, mais mises sur le devant de la scène pour masquer la partie qui se joue aujourd’hui entre milieux sociaux et éviter de répartir autrement les fruits du progrès. C’est bien d’un conflit de « classes » [5] qu’il s’agit aujourd’hui. Ceux qui soulignent cette situation, parfois de longue date [6], demeurent marginaux.
Tant qu’elle ne se traduit pas en actes, l’indignation des lendemains de soirée électorale n’est qu’une vaste hypocrisie. Comment peut-on, par exemple, livrer 47 milliards d’euros de baisse d’impôts aux entreprises et aux ménages par an dans le contexte d’une telle crise sociale ? C’est directement faire la courte échelle à l’extrême droite. On peut continuer à faire semblant de ne pas voir ce qui se joue, mais alors il faudra en accepter les conséquences le jour où notre modèle social volera en éclat. L’addition sera alors bien plus grande qu’ils ne le pensent, pour tous ceux qui aujourd’hui se voilent la face. Les étrangers ne seront pas les seuls à en payer le prix.