
Jalil se tient très droit devant la juge. Son français maîtrisé, son élocution claire, tranchent avec les regards désorientés qu’il jette vers les policiers chargés de surveiller la petite salle d’audience quasi déserte. La magistrate, juge des libertés et de la détention, doit décider si elle prolonge ou non son séjour dans le centre de rétention de Marseille. Il est Afghan, il a 25 ans. « Pourquoi avez-vous quitté votre pays, demande-t-elle. Vous n’avez pas de la famille là-bas ? »
La question n’a rien à voir avec la décision qu’elle doit prendre(1), mais il répond qu’il appartient à la minorité hazâra, historiquement persécutée par les Pachtounes, majoritaires dans le Sud-Est du pays. Sa famille vit là-bas, à l’occidentale, elle est chiite, lui étudiait la littérature chinoise à l’université de Kaboul tout en enseignant pendant les vacances aux jeunes de son village, dans une classe mixte. Autant de raisons de se retrouver dans la mire des talibans et de l’Organisation de l’État islamique, encore très présents dans cette zone proche du Pakistan. La juge suspend l’audience.
J’en profite pour demander à l’avocat de Jalil si son client accepterait une visite au parloir : je commence une enquête sur le centre de rétention administrative (CRA) de Marseille, je voudrais raconter les conditions de rétention, les effets de l’enfermement, de l’incertitude, sur les corps, le mental. Comprendre les conditions de travail de ceux qui bossent là, mesurer l’efficacité de cette politique.
Quelques mois plus tôt, je participais à un débat à Sète sur le thème « Résister » (hier et aujourd’hui). Une femme dans le public avait levé la main : « Dans cette ville il y a des gens qui se battent pour que l’on sache ce qu’il se passe au centre de rétention de Sète, c’est une forme de résistance mais tout le monde s’en fout, la rétention n’intéresse plus les médias. » C’est vrai qu’en dehors des périodes de crises aiguës, on parle peu en France de la rétention, qui consiste à enfermer des étrangers juste parce qu’ils n’ont pas de titre de séjour, le temps de préparer leur départ. Près de 50 000 personnes sont concernées chaque année. (...)
La pluie tombe doucement devant la grille du CRA. Je sonne à l’interphone, je viens voir Jalil Shafayee. Le planton me demande de patienter. Toute l’année les familles attendent là, sous la pluie ou sous le soleil. Il n’y a rien pour se protéger, rien pour s’asseoir. Il y a onze ans, le contrôleur général des lieux de privation de liberté avait déjà pointé cela dans son premier rapport sur le centre de rétention du Canet, quartier industriel sinistré derrière le port industriel de Marseille. Des entrepôts désaffectés, quelques usines, des carrosseries, beaucoup de squats, de misère. Onze ans plus tard, toujours pas d’ombrière, il paraît qu’elle sera installée prochainement. (...)
Jusqu’à ces derniers jours, l’entrée et les abords, ainsi que les parloirs du centre, étaient surveillés par la police aux frontières, mais le CRA de Marseille a été retenu comme site pilote pour expérimenter la délégation de ces fonctions à une société de surveillance privée. Les policiers espèrent que cela soulagera leurs missions sans diminuer leurs effectifs (...)
Il dit en souriant qu’il est « un symbole d’intégration » : il est cultivé, parle six langues dont le français, appris en sept mois de cours intensifs. Il s’investit dans des associations, la Croix-Rouge notamment. Il écrit beaucoup, des textes en anglais, en français, cela s’appelle « Grandes attentes », « Soudain tout est nouveau », « Ma migration », il y raconte son parcours, ce que l’on ressent debout dans un camion avec quarante-cinq personnes, sur un bateau en pleine mer, quand on laisse derrière soi son village, sa famille.
Il est parti en 2015, après le départ de la force internationale mandatée par l’ONU. En payant des passeurs, il a traversé le Pakistan, l’Iran, la Grèce, la Macédoine du Nord, la Bulgarie, la Serbie, la Croatie, la Slovénie, pour arriver en Autriche où l’asile politique lui a été refusé quatre ans plus tard. Il a rejoint alors la France, en juin 2019, pour déposer une nouvelle demande d’asile – les Afghans étaient les plus nombreux parmi les requérants l’an dernier. Mais ses empreintes figurant déjà dans la base de donnée Eurodac (système d’information biométrique sur les demandeurs d’asile), l’administration a demandé à l’Autriche de le reprendre.
Le cas n’a rien d’exceptionnel. (...)
La France a donc demandé le transfert de Jalil en Autriche, où il risque une expulsion vers l’Afghanistan(3). Dans l’attente, le préfet l’a assigné à résidence dans un foyer de Gémenos (Bouches-du-Rhône), avec obligation de pointer chaque semaine à la gendarmerie d’Aubagne.
Mardi 14 janvier, Jalil arrive ainsi vers 8 h 30, comme tous les mardis depuis la fin août 2019. Cette fois, une gendarme lui demande d’attendre un peu : quelqu’un doit venir le voir. Deux heures passent puis un homme en civil arrive. Il explique qu’il représente la préfecture. « Tu as une procédure Dublin, dit-il à Jalil, ton premier pays c’est l’Autriche, tu dois partir demain. » (...)
Jalil répond qu’il a fait un recours contre l’arrêté de transfert, il attend la décision de la cour administrative d’appel, ne veut pas signer ce papier qu’on lui tend. L’homme répond : « Si tu ne signes pas tu dois aller en rétention. » (...)
La pratique devient courante : la France a une provision de « dublinés » qui jouent le jeu, ne se cachent pas, pointent ou se présentent aux guichets des préfectures, il suffit de puiser dedans pour expulser. Ces « arrestations de confort » permettent de soigner les statistiques d’éloignement, de limiter les droits des personnes arrêtées (...)
Des policiers venus avec l’homme en civil menottent Jalil dans le dos, l’embarquent pour le centre de rétention de Marseille.
À l’arrivée, Jalil est fouillé, on lui donne à manger, on prend ses empreintes, des photos de lui. Il passe devant une infirmière puis deux policiers lui donnent un matelas, deux draps, une couverture et une serviette, avant de le conduire à l’étage. Au Canet, les étrangers sont enfermés dans cinq « peignes » – c’est ainsi que l’on appelle les « espaces de vie », parallèles au couloir de circulation. (...)
Jalil est le seul Afghan du peigne. Il entre dans la première chambre, il n’y a que des Algériens, un lit semble libre mais un homme lui dit d’aller voir ailleurs : on ne veut pas de lui. Il s’installe plus loin, « avec quatre hommes, trois Africains et un Algérien ». Pas de placard, pas d’armoire, seulement des tables de nuit. Une porte sans verrou donne sur le bloc sanitaire où se trouvent une douche, un lavabo et des toilettes à la turque. En quatre jours, il ne va prendre qu’une douche : « Il n’y a pas de bouton pour régler la température, l’eau est froide et comme la porte ne ferme pas à clé, quelqu’un peut entrer quand tu es aux toilettes ou sous la douche. »
Théoriquement, les nouveaux arrivants se voient remettre un kit d’hygiène contenant une brosse à dent et trois petits tubes, de dentifrice, de gel douche et de shampoing. Il n’en a pas eu. Les policiers pensaient peut-être le faire partir dès le lendemain. Il n’a aucune affaire de rechange, remet son tee-shirt sale après sa douche froide.
« Le premier jour tu es très choqué, raconte-t-il. Tu perds ta liberté et tu ne sais pas combien de temps tu vas rester là, comment tu pourrais ressortir. Quand un policier est venu je lui ai demandé si je devais rester longtemps, il m’a dit je ne sais pas, moi je fais mon travail, je ne sais pas pourquoi tu es là. » Il a demandé à voir Forum Réfugiés, association chargée à Marseille d’informer les personnes retenues sur leurs droits, d’accompagner leurs recours : « Non non, tu attends, c’est eux qui te convoqueront s’ils ont besoin. » En réalité, les retenus doivent eux-mêmes contacter Forum Réfugiés, parfois ils se débrouillent pour téléphoner à l’association, mais Jalil n’a pas de téléphone : on lui a retiré son smartphone – il n’est possible de garder en rétention que les portables sans appareil photo.
Il y a des cabines téléphoniques, mais elles fonctionnent avec des cartes à code, qu’il faut acheter. Ceux qui n’ont pas du tout d’argent sur eux se voient normalement remettre une carte avec quelques unités, Jalil dit qu’il n’en a pas eu.
Sa chambre est « vraiment très sale ». (...)
Une nuit, des policiers ont débarqué dans sa chambre vers 3 heures. « Shafayee, dans dix minutes on vient te chercher pour te conduire à l’aéroport, prépare-toi. » Ils l’ont menotté de nouveau dans le dos puis, arrivés à l’aéroport de Marignane, un agent lui a demandé s’il acceptait d’embarquer pour l’Autriche. Il a répondu non. Il voulait attendre l’issue de son recours devant la cour administrative d’appel. Il est alors resté huit heures « dans une chambre souterraine de l’aéroport », avant que les policiers ne le reconduisent au centre de rétention. Le lendemain, il passait devant la juge des libertés et de la détention, dans la petite salle d’audience quasi déserte collée au centre de rétention (les audiences y sont parfois ahurissantes, on y reviendra).
La juge a choisi de prolonger de vingt-huit jours sa rétention. En lui annonçant sa décision, elle a ajouté : « Je sais, ça paraît fou mais c’est comme ça, votre cas est prévu. La loi européenne dit que le premier pays où vous avez fait votre demande doit vous accueillir(6). Vous avez tenu quatre ans en Europe, vous arriverez sûrement à vous maintenir. » Ces mots légers m’ont coupé le souffle. Jalil a commencé une phrase : « Mais madame... » Elle l’a coupé : « J’entends, mais ma décision est rendue, vous n’avez qu’à faire appel. » (...)
Amir Ali, l’avocat de Jalil, s’en est chargé et son client est passé le lendemain devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence, où une magistrate a écouté plus attentivement. En repartant pour le CRA après l’audience, avec le jeune Afghan, les policiers de l’escorte ont proposé à la représentante de la préfecture de la déposer à Marseille. Jalil raconte que, dans la voiture, elle lui a confié qu’elle était désolée pour lui, qu’elle ne faisait que son métier. Elle lui aurait conseillé « d’écrire à la femme du président ». Quelques heures plus tard, la cour d’appel d’Aix-en-Provence rendait sa décision. Jalil Shafayee ayant toujours respecté ses obligations de pointage, la privation de liberté était « disproportionnée ». Elle l’a libéré. Sans déranger Mme Macron.