
« Camp décolonial » pour débattre du racisme sans les « non concernés », « indigènes de la République » en quête d’autonomie face à la « gauche blanche » : autant de termes qui clivent fortement la lutte antiraciste. D’un côté, les mouvements historiques et institutionnels, LDH, Mrap ou SOS-Racisme, donnent à leur combat une portée universaliste. De l’autre, une nouvelle génération d’acteurs, plus radicaux, issus des groupes racisés et où se trouvent une grande partie de femmes. Les premiers reprochent aux seconds de tout ethniciser, les seconds les accusent de ne pas représenter celles et ceux qui subissent le racisme au quotidien. Pourquoi de telles divisions ? Peuvent-ils dépasser leurs divergences ? Basta ! leur a posé la question.
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Logement, emploi, contrôle au faciès : des discriminations fortes (...)
Début mars, les résultats d’un testing mené par des chercheurs du CNRS ont été publiés par le ministère du Logement. Des identités fictives ont répondu à 504 annonces immobilières dans Paris au cours de l’année 2016. Les résultats montrent des discriminations « très fortes » pour les personnes d’origine nord-africaines dans l’accès au logement, encore plus lorsque l’annonce immobilière émane d’un particulier plutôt que d’une agence. Un fonctionnaire avec un nom évoquant une origine maghrébine aura ainsi trois fois moins de chance d’obtenir une réponse positive comparé à un fonctionnaire « d’origine française » avec un revenu similaire [2].
En janvier, un travail mené par le Défenseur des droits auprès d’un échantillon représentatif de plus de 5 000 personnes (une première à l’échelle nationale) pointait cette fois que « 80% des personnes correspondant au profil de “jeune homme perçu comme noir ou arabe” déclarent avoir été contrôlées dans les cinq dernières années (contre 16% pour le reste des enquêtés) ». Ces profils ont donc vingt fois plus de risques d’être contrôlés. Les violences policières concernent aussi particulièrement les jeunes hommes d’origine immigrés [3].
Pourquoi ces discriminations se perpétuent-elles aussi fortement alors que le droit est censé pénaliser toute discrimination à raison de la race, la religion, l’ethnie ou la nation ? (...)
Patrick Simon, socio-démographe à l’Institut national d’études démographiques (Ined) : « En France, on ne considère pas que les discriminations proviennent d’un système. On accuse des acteurs malfaisants d’en être responsables, et qu’il faut rééduquer. » Face à cette redoutable permanence de l’ordre des choses, une nouvelle génération de luttes antiracistes est apparue en France. Cette génération adopte de nouveaux modes d’action et un nouveau vocabulaire – dissociant la « gauche blanche », « non concernée » par le racisme et les « racisés » – qui suscitent bien des débats.
De la Marche pour la dignité au Camp décolonial
Les quatre acteurs « historiques » de la lutte contre le racisme sont la Ligue des droits de l’Homme (LDH, créée en 1898 au moment de « l’affaire Dreyfus »), la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme (Licra, créée en 1927 face à la montée de l’antisémitisme et des pogroms en Europe), le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap, créé en 1949 par d’anciens résistants et déportés), puis SOS Racisme (fondé en 1984 par des membres et proches du Parti socialiste, à la suite de la Marche pour l’égalité). « L’antiracisme est devenu la norme depuis la Seconde guerre mondiale et le génocide des juifs », relève Nonna Mayer, chercheuse au CNRS. « Cela ne veut pas dire qu’on ne discrimine pas au quotidien mais on sait que le racisme, c’est mal. Des personnes qui n’ont pas le sentiment d’être racistes l’habillent derrière des valeurs égalitaires, féministes ou laïques. Ceux qui n’aiment pas les juifs n’aiment pas non plus les musulmans, les noirs, les Roms – le groupe le plus rejeté », prévient-elle.
Ces quatre structures sont aujourd’hui confrontées à l’émergence de nouvelles figures, issues des luttes de terrain. Parmi elles, certaines polarisent les débats : Sihame Assbague, 30 ans, qui se présente comme une militante antiraciste et très active sur les réseaux sociaux ; Fania Noël, 29 ans, « militante afro-féministe marxiste », et surtout Houria Bouteldja, 43 ans, du Parti des indigènes de la République (PIR), lancé en 2005. Sihame Assbague et Fania Noël ont organisé une Marche de la dignité en 2015 puis en 2017 avec d’autres femmes qui se présentent comme « racisées » – dont Houria Bouteldja. La seconde marche, à laquelle se sont joints plusieurs associations historiques ainsi que des partis de gauche et d’extrême-gauche, a réuni selon nos estimations environ 15 000 personnes à Paris ce 19 mars. Sihame Assbague et Fania Noël ont également organisé en 2016 un camp d’été décolonial « non-mixte », c’est-à-dire réservé aux personnes « subissant le racisme d’État ».
Cette initiative a été présentée par ses détracteurs comme un « camp anti-blancs ». Inédite en France, elle a fait réagir jusqu’à l’Assemblée nationale, la ministre Najat Vallaud-Belkacem et le Premier ministre Manuel Valls. (...)
Une lutte à construire « en autonomie vis-à-vis du pouvoir »
Comment expliquer la violence de ces réactions ? « Dès que les opprimés s’organisent, il y a une offensive du pouvoir qui a peur de l’autonomie et de l’organisation politique des descendants de l’immigration post-coloniale, commente Abdellali Hajjat. Après la Marche de 1983, l’un des organisateurs, Toumi Djaïdja a été mis en prison pour une affaire à laquelle il n’était pas lié ». « Les dominants ignorent leur statut. Ils ne veulent pas assumer le bénéfice de leur domination et les privilèges qui en découlent, ajoute Patrick Simon. Ici, il y a un rappel à l’ordre avec la réaffirmation des privilèges de la majorité ’’française’’ et blanche ».
Si ces nouveaux acteurs ont émergé et proposent des modes d’action plus radicaux, c’est d’abord parce que leur analyse diffère de celle des acteurs historiques de l’antiracisme. Ceux-ci estiment que le racisme n’émane pas de l’État, que la connaissance de “l’Autre” par des actions de sensibilisation peut l’anéantir. (...)
Une autre différence distingue les associations antiracistes historiques et les nouveaux mouvements : à la question « avez-vous déjà vécu le racisme à titre personnel ? », les représentants de ces organisations répondent, étonnés, « non ». Pour les autres, subir régulièrement diverses formes de racisme semble être d’une évidente banalité. (...)
Laïcité, islamophobie, non-mixité : des questions clivantes
« Quand Nicolas Sarkozy était au pouvoir, la gauche blanche partageait nos positions, dit Fania Noël. Puis quand on a dénoncé le fait que le PS appliquait les mêmes politiques, on nous rétorquait qu’on ne comprenait pas. » « La droite a fait voter la loi sur le voile, le PS était pour, la gauche radicale aussi, rappelle Houria Bouteldja. Dans le cadre de l’état d’urgence, il y a eu des perquisitions contre plus de 3 000 familles musulmanes. Ce qui nous a frappé, c’est que la gauche relativement muette à ce sujet s’est soudain réveillée contre la loi El Khomri car, là, ses intérêts étaient visés. Vont-ils comprendre que l’État a réprimé les mouvements sociaux comme il a réprimé ceux de l’immigration ? » (...)
Racisme anti-blanc ?
Selon le sociologue Abdellali Hajjat, il s’agit par ce type de discours « de disqualifier les victimes. Accuser de racisme les racisés est une technique classique d’inversion des responsabilités. » « Le racisme anti-blanc n’existe pas en tant que racisme, juge le sociologue Patrick Simon. En effet, pour qu’il y ait un racisme constitué, il faut un système d’interprétation fondé sur la supériorité des uns, et sur l’infériorité des autres. Or, il n’y a pas de pénalité qui soit liée au fait d’être blanc lorsque l’on recherche un emploi, à l’école, ou pour trouver un logement. »
Comment s’explique l’emballement autour de ces "nouveaux antiracistes" ? « Les associations comprennent qu’elles n’ont plus le monopole de la production des idées », pense Fania Noël. Ainsi attaquées par des structures institutionnelles et sans aides publiques, les nouveaux acteurs de l’antiracisme développent leur propres outils. « La génération qui émerge assume ses identités multiples et accepte son rôle politique », prévient Sihame Assbague.
Des étudiants organisent ainsi des ateliers Paroles non-blanches à l’université Paris 8 — animés uniquement par des personnes non-blanches mais ouvertes à tous — sur les thèmes de l’école, des violences policières ou encore des médias. Une « formation contre la dévaluation salariale et professionnelle touchant les femmes racisées » a été proposée par Marie Da Sylva, 33 ans, qui vient de fonder Nkali Works, « une agence d’empowerment et de stratégie dédiée aux femmes racisées et leurs problématiques professionnelles ». De con côté, la réalisatrice Amandine Gay a réussi à imposer au cinéma son documentaire Ouvrir la voix, dans lequel elle donne la parole aux femmes noires. (...)
D’autres associations et mouvements émergents sont engagés dans la lutte contre des formes spécifiques de racisme, du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) – très critiqué également – au Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), en passant par la Brigade anti-négrophobie ou Almamy Kanouté, éducateur et militant associatif à Fresnes, très présent lors des assemblées de Nuit Debout.
Sihame Assbague réfléchissait, en décembre 2016, à « créer une véritable organisation ». Sans subvention, elle a pu accueillir avec Fania Noël près de 180 personnes à leur camp d’été 2016. Elles ont organisé en novembre dernier une formation sur le racisme avec « une quinzaine de participants, majoritairement blancs, venus se former et s’informer sur leur place d’allié et leur fonction ». Invités, les journalistes qui avaient fustigé le camp d’été n’y ont pas assisté. 48 heures après l’annonce d’un second camp d’été en 2017, les places étaient toutes réservées, annoncent-elles. « L’effet pervers de cette visibilité, c’est que les politiques nous visent directement », indiquent Sihame Assbague et Fania Noël.